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Syrie : la couleur de la ligne rouge

Un soldat syrien sur le site de l'une des cibles des frappes occidentales, près de Damas, le 14 avril 2018. Louai Beshara/AFP

Les frappes militaires occidentales en Syrie, dans la nuit du 12 ou 13 avril 2008, ont été justifiées par leurs auteurs au nom du franchissement par le régime de Damas d’une ligne rouge intolérable. En l’occurrence, l’usage réitéré d’armes chimiques sur des populations civiles. Cette initiative, qui a conduit à la destruction de plusieurs sites militaires syriens liés aux armements chimiques près de Damas et dans la région de Homs, ouvre plusieurs questions.

Quelles en sont les conséquences sur la situation au Proche-Orient, sur les équilibres globaux, et enfin quel sera l’avenir du concept de ligne rouge dans les usages stratégiques internationaux ?

Les frappes occidentales : quel impact ?

Selon toute vraisemblance, les frappes opérées n’avaient pas pour objectif d’ouvrir la voie à un affrontement plus global, ni de préparer un changement de régime en Syrie. Les trois chancelleries concernées – États-Unis, France, Royaume-Uni – ont pris soin de modérer leur propos au lendemain des opérations, de souhaiter la reprise du dialogue diplomatique, et même de proposer (comme la France) de nouvelles résolutions aux Nations unies. Elles ont pris soin, surtout, de ne pas frapper de cibles russes.

Sur le front militaire syrien proprement dit, ces frappes ne devraient donc pas bouleverser les équilibres. Leurs conséquences politiques pourraient néanmoins être importantes. En premier lieu, elles ont pour vocation de corriger l’épisode de 2013, lorsque les États-Unis de Barack Obama refusèrent de suivre la France dans sa volonté de frapper le régime de Damas après, déjà, l’utilisation très probable par ce dernier d’armes chimiques contre des populations civiles.

Cette séquence avait symbolisé les hésitations et sans doute la faiblesse de l’Occident face à un régime sans scrupule. L’entrée spectaculaire sur la scène syrienne de la Russie quelques mois plus tard, puis le processus d’Astana co-piloté par Moscou, Ankara et Téhéran, avaient illustré avec force le recul des trois Alliés qui s’étaient jusqu’alors situés au premier plan des drames du « Grand Moyen-Orient », de l’Irak à l’Afghanistan, en passant par la Libye.

Par la suite, la lutte contre l’État islamique avait pris le pas sur l’objectif de punir Bachar Al-Assad, la Turquie s’était rapprochée de Moscou, et le gouvernement syrien avait repris le contrôle de l’essentiel du territoire. Il apparaissait donc en quelque sorte vainqueur, même s’il se trouvait affaibli et dépendant de ses sauveurs, l’Iran et le Hezbollah d’une part, la Russie de l’autre. Vainqueur, même, au point de se permettre de persévérer dans l’utilisation des armes chimiques, après avoir annoncé un accord russe sur leur démantèlement.

Les Alliés à nouveau réunis

L’un des points importants de ces frappes réside peut-être dans l’affichage d’un front (ré)uni des trois Alliés. L’Amérique, en dépit de son Président fantasque, a agi de concert avec son homologue français qui avait pourtant annoncé « la fin d’une forme de néoconservatisme importée en France depuis dix ans », et une première ministre britannique affaiblie par le Brexit et par les élections générales de juin 2017.

Le trio habituel de l’intervention extérieure s’est donc reconstitué, de surcroît sur un dossier où on le disait définitivement relégué au second plan. Cela change naturellement la donne, même si cela ne réglera pas tous les désaccords annoncés entre les partenaires. On pense, notamment, à l’accord sur le nucléaire iranien, auquel l’Élysée tient tandis que la Maison Blanche veut le remettre en cause.

Le chef d’état-major François Lecointre et la ministre des Armées, Florence Parly, le 14 avril 2018, à Paris. Christophe Archambault/AFP

Aujourd’hui, l’État islamique ayant été largement défait, les frappes occidentales rappellent quelques vérités : le régime de Damas n’est pas absous, la Russie n’a pas réglé le conflit syrien (elle n’a fait que sauver au moins provisoirement le régime), et la Turquie, membre de l’OTAN (qui a dû qualifier les frappes de réponse « appropriée » à l’attaque chimique présumée de Douma), n’a pas toujours les mêmes intérêts stratégiques que Moscou.

Les jeux ne sont pas faits, Bachar Al-Assad n’a pas triomphé, les États-Unis et leurs alliés sont toujours là, et les lignes rouges annoncées des deux côtés de l’Atlantique ont été, cette fois, tenues contrairement à 2013, et les promesses, suivies d’action. Tel semble être le message envoyé. Mais avec quelle crédibilité sur le long terme ?

Quel horizon pour la ligne rouge ?

Le choix de renouer avec la rhétorique de la « ligne rouge » constitue un pari politique assumé, et risqué. En premier lieu, il réintroduit l’idée d’une obligation d’agir face à l’inacceptable, renouant au moins en apparence avec la prise en compte de l’éthique ou de la morale en politique étrangère. En apparence, car comme l’a bien résumé Jean‑Dominique Merchet dans l’Opinion, « le crime compte moins que l’arme du crime. » Ce ne sont pas les crimes de masse d’un régime qui sont punis ici, mais la banalisation de l’usage d’un type d’arme, qui est combattue.

Manifestation à Bagdad, le 15 avril 2018, contre les frappes occidentales. Ahmad al-Rubaye/AFP

Sur le plan stratégique, cela peut s’entendre, mais cela ouvre la voie à de nouveaux débats sur la gravité des actes commis (quid d’un régime qui n’utilise pas des armes chimiques mais la famine ou le viol comme arme de guerre ?), sur la marge de manœuvre pour les punir en fonction du poids militaire de leur auteur (on imagine mal des frappes sur une puissance dotée de l’arme nucléaire), et surtout sur la durabilité de la riposte au franchissement desdites lignes rouges.

Car revenons au constat initial : ces frappes occidentales ont bel et bien été annoncées comme un « one shot ». Plusieurs scénarios se font jour désormais.

  • Les frappes ont véritablement porté un coup très dur aux capacités chimiques du régime. La rhétorique de la ligne rouge se traduit alors par une stratégie d’interdiction, c’est-à-dire par le fait d’anéantir l’instrument incriminé (ici, en une seule frappe)

  • Les frappes ont montré une volonté d’agir, mais n’ont pas détruit la totalité de l’arsenal visé, un usage ultérieur n’est pas à exclure, y compris pour tester la détermination occidentale. Nous sommes alors dans une stratégie de témoignage d’une détermination, ou de signal purement politique, mais qui pose inéluctablement la question de la suite : en rester là si le chimique persiste, ou si le régime reste impuni pour ses autres crimes, peut passer pour une nouvelle preuve de faiblesse. Certains alliés des États-Unis dans la région (comme Israël) n’excluent pas non plus que ces frappes soient un tour d’honneur américain sur le dossier syrien, avant l’annonce d’un désengagement. Ici, la ligne rouge se retournera, une nouvelle fois, contre ceux qui l’ont convoquée à l’appui de leur action.

  • D’autres exactions jugées intolérables ont lieu de la part du régime de Damas, pas forcément liées à l’utilisation de l’arme chimique, et les Alliés frappent à nouveau. On bascule alors, véritablement, dans un logique de punition, et de pression de plus en plus forte avec l’objectif d’aboutir in fine à une solution politique, idéalement sans Bachar Al-Assad. La logique de la ligne rouge aura de fait trouvé sa cohérence.

La question syrienne en termes éthiques

Mais il faudra alors imaginer des pistes pour l’après-Bachar, renouer le dialogue avec Moscou comme Téhéran, aujourd’hui incontournables en Syrie, ou assumer le risque d’un engrenage possible engagé par une politique américaine très délétère qui pourrait vouloir enchaîner sur des frappes contre l’Iran. Sans compter, bien sûr, la gestion des tweets et des troubles trumpiens.

À la fin du quinquennat de François Hollande, un débat s’était engagé, entre diplomates et experts de politique étrangère français, sur les avantages et inconvénients d’avoir posé, comme l’avait fait Laurent Fabius, la question syrienne en termes éthiques, en termes de lignes rouges, en termes de positions de principe face à qui était acceptable et ne l’était pas. Les principaux éléments constitutifs de ce débat restent toujours valables.

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