Les addictions, qui se caractérisent par la perte de contrôle vis-à-vis d’un produit ou d’un comportement, sont un des problèmes majeurs des sociétés contemporaines. Le phénomène est complexe… Leur origine notamment, leur étiologie, est multifactorielle : il faut qu’un individu rencontre un produit dans un contexte socio-environnemental donné, selon le modèle bio-psycho-social.
Longtemps sous-estimé, cet aspect multifactoriel commence à être mieux saisi et la diversité des causes appréhendée. Ressortent désormais des facteurs inattendus et longtemps mal compris – notamment au niveau de la génétique :
« Un grand nombre de facteurs individuels, culturels, biologiques, sociaux et environnementaux convergent pour augmenter ou diminuer la probabilité qu’un individu particulier consomme une certaine quantité d’une substance psychoactive donnée… D’autres affections, dites à déterminisme complexe, semblent être provoquées par l’interaction de plusieurs gènes et de facteurs environnementaux. La dépendance est l’une d’elles. » (Rapport de l’OMS « Neurosciences : usage de substances psychoactives et dépendance », publié en 2004)
« Des facteurs environnementaux et génétiques contribuent aux différences interindividuelles dans la vulnérabilité à initier une consommation, ou à devenir abuseur ou dépendant de divers toxiques, » pointait en 2008 le psychiatre, spécialiste de la génétique des comportements, Philip Gorwood.
C’est en 2009 que la notion d’épigénétique a pris pour moi tout son sens, lors de la conférence de Patrick McGowan, invité à la Maison de Solenn par le Pr Bruno Falissard (Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations, ou CESP). Ce spécialiste en neuroscience et épigénétique présentait alors son étude publiée dans la revue scientifique Nature montrant que des traumatismes vécus dans l’enfance pouvaient modifier l’expression de certains gènes, et conduire au suicide.
On savait déjà que des perturbations de l’axe hypothalamo-hypophysaire (hypothalamus et hypophyse, ou glande pituitaire, sont situés au cœur du cerveau), comme un taux élevé de cortisol (un glucocorticoïde, hormone de stress), sont associées à des épisodes dépressifs et des tentatives de suicide.
Pour étudier un éventuel lien avec ces situations tragiques, McGowan a étudié l’expression d’un gène codant pour les récepteurs du cortisol (NR3C1) au niveau de la structure cérébrale qui en comporte le plus : l’hippocampe. Et ce dans trois populations : victimes de suicide abusées dans l’enfance (douze personnes), victimes de suicide sans antécédent d’abus (douze personnes) et douze contrôles (victimes de mort subite ou accidentelle, sans antécédents d’abus).
Il a observé que l’expression de ce gène était diminuée uniquement chez les victimes d’abus dans l’enfance. Et le mécanisme impliqué n’était pas génétique proprement dit, avec par exemple la mutation d’un gène, mais « épigénétique » : une ou plusieurs lettres du « mot » constituant le gène étaient non pas changées mais altérées (comme un « e » transformé en « é »), en l’occurrence par une « méthylation ». Ces enfants ne pouvaient pas faire face aux situations génératrices de stress en raison de la défaillance de cet axe cérébral.
Il est maintenant acquis que l’usage des substances psychoactives peut induire ces modifications épigénétiques. Identifier leurs mécanismes permettra de mieux comprendre les messages de prévention « tolérance zéro pour l’alcool et le tabac pendant la grossesse »… qui devraient aussi concerner le futur père.
Génétique – épigénétique : de quoi parle-t-on ?
Nous connaissons bien ce qui caractérise notre patrimoine génétique, notre génome. Enserré dans le noyau des cellules, il s’étire le long des chromosomes, constitués d’une molécule d’ADN enroulée autour de protéines, les histones. Cette configuration en « chromatine » permet de placer une grande quantité d’information génétique dans le minuscule noyau.
Le génome lui-même est constitué de régions codantes (les gènes principalement) et non codantes. L’information présente dans les régions codantes n’est accessible à la machinerie cellulaire que si la chromatine n’est pas enroulée trop serrée : les gènes peuvent alors être transcrits en autant d’ARN messagers.
Chaque ARNm est ensuite conduit hors du noyau pour être traduit en protéine. Incontournables, les protéines remplissent des fonctions très diverses au sein de la cellule et de l’organisme, structurelles comme fonctionnelles.
On l’a dit, le texte d’un gène peut avoir une erreur (mutation) au niveau de l’ADN même, ce qui entraîne la synthèse d’une protéine anormale. Ce qui peut être sans conséquence… ou provoquer des maladies génétiques, potentiellement transmissibles à la descendance.
Mais, parfois, aucune mutation ne peut être associée : il faut regarder non le texte génétique lui-même mais ce qui l’entoure.
Le terme « épigénétique » a été proposé pour la première fois par Conrad Hal Waddington, paléontologue et généticien britannique (1905–1975), dans les années 1940 comme « la branche de la biologie qui étudie les relations de cause à effet entre les gènes et leurs produits ». Il propose le concept de « paysage épigénétique », c’est-à-dire l’ensemble des modifications réversibles, transmissibles et adaptatives de l’expression des gènes sans en changer le texte. L’expression des gènes pourra ainsi être réduite ou inactivée, de manière flexible, dynamique, tout au long de la vie.
L’épigénome, ou ensemble des modifications épigénétiques reçues par une cellule, constitue ainsi une véritable mémoire des impacts environnementaux (exposition à des stress nutritionnels, toxiques ou psychosociaux) auxquels elle a été exposée.
Les principaux mécanismes épigénétiques
Les modifications épigénétiques peuvent se produire à plusieurs niveaux et prendre de nombreuses formes :
Certains petits ARN ne codant aucun gène sont dits « interférents » car leur fonction est de venir interférer avec l’expression normale de l’ADN. Ils ont ainsi un rôle régulateur ou structurel.
La chromatine peut être remodelée. Cela peut entraîner son inactivation et des dérégulations de l’expression des gènes.
Les histones, qui permettent l’empaquetage de l’ADN, peuvent aussi être modifiées chimiquement : par méthylation (ajout d’un groupe « méthyle » X-CH3), acétylation (ajoute d’un groupe « acéthyle » X-CO-CH3), phosphorylation (ajout d’un groupe phosphate) ou ubiquitinylation (ajout d’une petite protéine appelée ubiquitine, qui commande la dégradation de sa cible).
Les effets sont divers (condensation ou décompaction de la chromatine pour réprimer ou activer la transcription de gènes…), rapides et de courte durée.
- Enfin, l’ADN peut lui aussi être modifié par le même type de réaction chimique. Par exemple, sa méthylation locale éteint les gènes présents, de manière stable mais potentiellement réversible.
L’impact épigénétique du tabac
Nous avons eu l’occasion de revenir sur ces thèmes majeurs lors du congrès annuel de la Société francophone de tabacologie, à Reims en novembre 2021. C’était le thème d’une session que j’animais avec le Dr Jean Perriot.
À cette occasion, Johanna Lepeule (IAB, Grenoble) aborda la question du tabagisme maternel et de la méthylation de l’ADN placentaire. Dans une étude publiée en 2020 dans le BMC Medicine, elle avait analysé avec son équipe le placenta de 568 femmes, réparties en trois groupes : des non-fumeuses (381 femmes) ; des ex-fumeuses (70 femmes), ayant arrêté dans les trois mois précédant la grossesse et n’ayant pas fumé pendant la grossesse ; et des fumeuses (117 femmes), ayant fumé dans les trois mois avant la grossesse et pendant la grossesse.
Les principaux résultats ont été les suivants :
Des altérations ont été observées dans 152 régions du génome pour lesquelles, après l’arrêt du tabac chez les ex-fumeuses, la méthylation de l’ADN semblait revenir au même niveau que celui des non-fumeuses. Les modifications de ces régions sont été classées comme réversibles.
Des altérations ont été observées dans 26 régions génomiques pour lesquelles le niveau de méthylation restait inchangé malgré l’arrêt du tabac chez les ex-fumeuses, et comparable à celui des fumeuses. Ces régions porteraient donc la mémoire de l’exposition préconceptionnelle au tabac.
Parmi les gènes affectés par le tabac, un certain nombre sont identifiés comme particulièrement importants pour le développement du fœtus et de l’enfant.
Le message est donc clair : il faut arrêter de fumer dès que le projet de conception est formulé.
L’arrêt du tabac doit concerner la future mère ainsi que son conjoint. En effet, l’ADN des spermatozoïdes en formation peut être affecté lui aussi par des méthylations.
L’impact épigénétique de l’alcool
L’alcool a également un effet épigénétique prouvé, comme l’a souligné le Pr Mickael Naassila, président de la Société française d’alcoologie (SFA) et de la Société européenne de recherche biomédicale sur l’alcoolisme (ESBRA).
Là encore, plusieurs mécanismes épigénétiques sont mis en jeu :
Une hyperméthylation de l’ADN observée sur certaines portions bien précises de l’ADN de cellules sanguines,
Une méthylation et une acétylation d’une histone.
On retrouve ces modifications associées aux troubles de l’usage d’alcool et dans le syndrome d’alcoolisation fœtale.
Actuellement, des recherches sont menées en France sur des molécules qui permettraient d’induire une diminution de la consommation d’alcool et de freiner la rechute, comme l’administration d’inhibiteurs des histones désacétylases (HDAC), tel le butyrate de sodium.
L’impact épigénétique des drogues illicites
En janvier 2022, l’Académie nationale de médecine a publié un rapport sur le sujet, sous la direction de Jean-Pierre Goullé et Michel Hamon (sous-commission Addictions), dont plusieurs points sont importants à connaître. Voici les principaux, identifiés chez des modèles animaux.
Cannabinoïdes : Le THC (Δ9-tétrahydrocannabinol) « est susceptible d’engendrer des modifications épigénétiques. Elles pourront s’observer chez une personne dont les deux parents ont, ou un parent seulement a, consommé la drogue avant sa conception, ou encore dont la mère l’a consommée pendant la gestation, ou enfin qui s’est exposée au THC au cours de son adolescence, voire ultérieurement ». On observe une méthylation de l’ADN, des modifications des histones ainsi que l’existence d’ADN non codants.
Cocaïne : Elle provoque une acétylation des histones, une méthylation de l’ADN et des ADN non codants.
L’usage des drogues licites (alcool et tabac) et illicites modifie notre épigénome. Il est donc important d’en tenir compte en termes d’actions de santé publique, de prévention auprès des couples désirant un enfant et des jeunes en particulier. Le recours à des méthodes validées, basées sur les compétences psychosociales, permet déjà d’agir dans ce sens.
Pour citer Claude Olievenstein, psychiatre spécialiste des toxicomanies, « la dépendance, c’est la rencontre entre un produit (une substance psychoactive), un individu et un environnement (familial et socioculturel) ». Nous venons de voir comment une substance psychoactive pouvait affecter notre descendance et modifier notre génome, de manière réversible, transmissible et adaptative. Cette rencontre peut ainsi nous rendre plus vulnérables et nous conduire au développement d’une addiction.