Une récente tribune publiée dans le journal Libération présentait le télétravail comme une opportunité pour réduire les inégalités liées aux handicaps et expérimenter de nouvelles relations au travail plus égalitaires et inclusives.
En effet, en enlevant les contraintes liées aux déplacements, et à l’inverse en rajoutant parfois des contraintes d’environnement aux travailleurs à domicile, le télétravail peut permettre une meilleure égalité entre les personnes en situation de handicap et les personnes valides.
Cependant, comme toujours en matière de handicap, tout dépend du type d’invalidité. Nous présentons ici le témoignage de Sylvain*, ingénieur en informatique et déficient visuel, qui perd doucement pied dans un environnement de plus en plus visuel.
Malentendus et frustrations
Sylvain est le « mouton à cinq pattes » dont rêverait tout directeur des ressources humaines cherchant à améliorer son taux de travailleurs handicapés. Atteint de cécité partielle à l’âge de 16 ans, il fera un rapide passage à l’Institut national des jeunes aveugles (INJA) le temps d’apprendre le braille avant de reprendre une scolarité « normale » : bac scientifique, classe préparatoire, grande école d’ingénieurs.
Il travaille ensuite dans plusieurs grands groupes. En parallèle de son activité d’ingénieur en recherche et développement, il effectue également un doctorat en informatique et quelques années plus tard, obtient son habilitation à diriger les recherches.
Dans son entreprise, l’adaptation au poste consiste en un terminal Braille qu’il utilise peu, car peu compatible avec les outils informatiques et mettant trop en évidence sa différence. Sans canne blanche ni lunettes aux verres épais, son handicap visuel est quasi invisible.
Dans ces conditions, il est difficile d’expliquer aux collègues qu’à distance normale d’un écran, il distingue seulement dans la largeur trois caractères en police 11, ou que sa vitesse de lecture d’un article scientifique est d’une page par heure.
Frustrations et malentendus sont son quotidien. Lorsqu’un chauffeur de bus lui dit qu’il aimerait bien lui aussi avoir une carte d’invalidité pour bénéficier de la gratuité dans les transports. Lorsque son manager lui refuse une note de frais dépassant le plafond autorisé de quelques euros : il n’avait pu lire la carte du restaurant et avait suivi les conseils du serveur ; ou lorsqu’un déplacement seul à l’étranger, où il se perd dans la ville (c’était avant Google maps), se solde par une forte migraine. Il prend sur lui et s’efforcera d’éviter les déplacements.
Le télétravail apparaît dans ce cas comme une aubaine. Mais de nouvelles contraintes apparaissent rapidement avec l’usage permanent de la « visio » quand justement la vue, on ne l’a que très peu et avec la popularité des méthodes collaboratives, où la pression sociale exercée par le groupe peut être importante.
Sensibiliser ses collègues, une épreuve
Membre d’une équipe agile de développeurs informatiques, le « mob programming » – ce mode de programmation collaboratif où un membre de l’équipe est au clavier et note les instructions données par les autres – tourne vite au cauchemar pour Sylvain.
Certes, ses collègues ont connaissance du problème de vue et sont de bonne volonté, mais dans le feu de l’action, ils l’oublient souvent.
« Tout le monde utilise un langage peu descriptif parce qu’il y a des curseurs, qui font qu’on peut dire “là sous la souris… ”. Je ne sais pas s’ils ont changé de ligne dans le même fichier, ou s’ils ont changé de fenêtre. »
Sylvain suggère plusieurs actions pour lui permettre de collaborer à l’égal de ses collègues et les sensibiliser à ses difficultés. Il propose tout d’abord de s’exprimer en tenant compte de ses contraintes. « Aucun effet, on revient à la situation précédente en moins de deux minutes. Personne n’est capable de tenir l’effort ».
Il les invite ensuite à s’essayer au mob en aveugle, c’est-à-dire sans écran, en expliquant le plus explicitement possible les choses : « ils ont tenu une heure ou deux, après ils étaient épuisés, ce qui est cohérent ».
Enfin, il leur propose d’installer l’application Eye view, développée par la Fédération des aveugles de France, qui simule les effets des principales maladies de l’œil : « les seuls retours que j’ai eus, c’est ceux qui m’ont dit qu’ils n’arrivaient pas à l’installer ».
Finalement, Sylvain trouvera deux adaptations avec l’accord tacite de ses collègues :
« Je travaille en binôme plutôt qu’en mob. L’avantage c’est que, quand il y en a un qui a un problème, l’autre voit tout de suite qu’il parle dans le vide et que ça ne réagit pas. Et aussi, je prends le clavier parce que quand je suis perdu, j’arrête de taper. »
Dans les méthodes agiles, le développement s’accompagne de « rétros », ces réunions d’amélioration continue qui permettent de faire le point sur ce qui a fonctionné et ce qu’il faut modifier. L’outil utilisé, non sans ironie appelé « miro » (miro.com), est uniquement visuel.
« Je n’arrive pas à lire les post-its (virtuels). Ils me disent “Il faut nous le dire, on te lira”, mais je préférerais qu’ils changent d’outil et qu’ils me parlent ».
Quant à la nouvelle manager, arrivée dans l’équipe juste avant le confinement :
« Elle prend des nouvelles tous les 7 à 10 jours pour voir comment ça va. Je pense qu’elle ne sait pas le gérer et qu’elle est bien embêtée d’avoir quelqu’un dont le moral ne va pas très fort ».
Renforcer l’inclusion des travailleurs handicapés
La généralisation du télétravail soulève la question de l’accessibilité numérique, l’un des chantiers menés par l’association Valentin Haüy (AVH) d’aide aux aveugles et malvoyants. Manuel Pereira, responsable du pôle accessibilité numérique, souligne la difficulté de son rôle de sensibilisation auprès des entreprises :
« La déficience visuelle est un handicap lourd. À compétences égales, une entreprise va être tentée de recruter un handicap plus léger pour se simplifier la vie ».
Il plaide pour faire de l’accessibilité numérique un prérequis dans les appels d’offres, et rappelle que la prise en compte de l’accessibilité fait partie des critères de référencement et de visibilité des moteurs de recherche :
« Il y a tout un écosystème à sensibiliser, il faut intégrer les marchés, les services Achats, les DSI (directions des systèmes d’information)… Comment voulez-vous qu’un directeur des systèmes d’information qui n’a jamais entendu parler d’accessibilité ait cette fibre dans son travail ? »
Si le témoignage de Sylvain est difficilement généralisable à l’ensemble des situations de handicap, il permet d’interroger l’ergonomie des outils et des méthodes de travail du point de vue de l’inclusion. Il questionne aussi l’importance croissante du management visuel.
Les méthodes agiles, inspirées du « lean management » (système d’organisation visant l’amélioration de la performance en se focalisant sur les processus), revendiquent en effet l’affichage de post-its et tableaux en tout genre qui permettent de saisir en un clin d’œil l’avancement d’un projet.
Quant au travail collaboratif, socle des méthodes agiles, il est paré de toutes les vertus : intelligence collective, créativité, engagement. En aplatissant les hiérarchies au sein de l’équipe, en mettant en valeur l’autonomie et la compétence de chacun, l’agilité peut créer une surenchère à la performance et faire ressortir les faiblesses de ceux qui n’arrivent pas à être aussi efficaces.
Ainsi, les fameuses entreprises libérées, qui misent sur la responsabilisation des collaborateurs, en n’étant pas adaptées à tous les profils, constituent parfois des sources de mal-être.
De façon plus générale, ce témoignage souligne aussi la difficulté à sensibiliser au handicap à tous les niveaux de l’entreprise. Le seul indicateur du taux de travailleurs handicapés est insuffisant pour juger de l’inclusion dans les situations concrètes de travail.
*Le prénom a été changé