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L'évolution est souvent représentée sous la forme d'un arbre, mais l'affaire semble plus complexe ! Sirma Krusteva/Unsplash, CC BY-SA

« Tous entrelacés » : une histoire de l’évolution

Nous publions ici le préambule du dernier livre d’Éric Bapteste : « Tous entrelacés » aux éditions Belin.


Notre monde n’a pas toujours été tel qu’il est. Si nous pensons pour l’instant régner en maîtres sur la planète, de nombreuses autres espèces ont successivement occupé avantageusement les lieux et imprimé de leurs empreintes l’histoire de la Terre. Avant nous, bien d’autres mammifères foulaient déjà les sols, visitaient les mers… Et avant eux, des populations désormais disparues de dinosaures arpentaient les montagnes, traversaient les airs et les forêts. Et bien avant tous ces animaux encore, des bactéries croissaient et se multipliaient à des cadences infernales, peuplaient les moindres interstices rocheux et marins, transformaient de fond en comble les recoins et l’atmosphère de notre singulière planète bleue. Sans compter que longtemps avant ces êtres vivants minuscules, des molécules grouillaient sur le globe, s’entrechoquaient, se disputaient mécaniquement des parcelles d’espace et des sources d’énergie. En un mot, notre monde n’a cessé de changer. Chaque étape de l’histoire de la Terre et de la vie a connu ses héros, ses guerres, ses morts, ses succès, ses révolutions, ses innovations. Rien de cela ne vous surprendra probablement.

Mais êtes-vous bien sûrs de connaître les vrais responsables de ces événements, les causes réelles de ces incessantes transformations ? Permettez-moi de le suggérer : il est possible que la réponse à cette question soit plus complexe que vous ne le supposez. À moins que vous ne soyez déjà familiers avec un des modes d’action les plus répandus du monde biologique depuis la nuit des temps : le collectif ! À moins que vous ne connaissiez déjà les complices de l’évolution…

Les évolutionnistes ont beaucoup travaillé pour reconstituer les circonstances dans lesquelles notre planète et ses populations se sont transformées. Ils ont cherché les acteurs, les processus et les évènements cruciaux dans l’histoire de la vie, et commencé à dessiner la toile de fond, à planter le décor géologique et biologique duquel un jour notre propre espèce a surgi. De ce fait, l’enquête sur nos origines ne cesse de progresser. Le mot est choisi à dessin. L’idée selon laquelle la recherche est une enquête est loin d’être absurde. Les anglophones parlent d’ailleurs de scientific inquiries pour décrire la démarche scientifique. Un des livres les plus célèbres de la philosophie, rédigé par Wittgenstein, s’intitule Les Investigations Philosophiques. Cela signifie que toutes les enquêtes n’ont pas vocation à résoudre des meurtres ou à éclaircir des crimes. Beaucoup d’entre elles se consacrent à identifier les causes de phénomènes qui fascinent des penseurs, des savants ou la société. Il en va de même dans le cas particulier de l’enquête évolutive, même si, non sans ironie, la théorie classique de l’évolution propose en fait une histoire du vivant jalonnée de crimes. En effet, l’action de la sélection naturelle consiste à éliminer. Exit les gènes et les organismes les moins performants d’une population dans un contexte donné ! À cet égard, les lignées biologiques contemporaines sont non seulement des survivantes, mais aussi les descendantes de formes de vie qui ont su supplanter les autres, au moyen d’innovations qui se sont révélées être autant d’armes mortelles.

En ce sens, les avancées des études de biologie évolutive révèlent une planète sur laquelle bruissait une diversité de protagonistes : criminels, complices, ou simples badauds de passage. Leur modus operandi et les scènes majeures de l’évolution semblent de mieux en mieux caractérisés. Les esquisses les plus éclairantes des reconstitutions scientifiques pointent finalement vers un grand arbre, l’arbre du vivant, qui regroupe les familles de tous les organismes ayant occupé la planète. C’est le long de cet arbre que se trouveraient les indices déterminants pour comprendre l’émergence de notre si remarquable lignée, de celles des plantes, des animaux.

Comme l’affaire remonte à très longtemps, il a fallu comparer sous toutes leurs coutures, molécules, organes et populations, Homo sapiens et les autres familles d’organismes, pour déterminer quels éléments ancestraux ont façonné, par étapes, les caractéristiques aux sources du « propre de l’homme ». Quelles lignées étaient présentes durant les périodes critiques ? Quand les changements clefs ont-ils eu lieu ? Y a-t-il eu beaucoup de pertes à déplorer, d’espèces éteintes, durant ce processus ? Et en définitive, comment de lutte en lutte, ou de coup de dés en coups de dés, notre destin s’est-il joué ?

On pourrait penser que répondre à ces questions devient de plus en plus aisé, parce que les méthodes à la disposition des scientifiques semblent de mieux en mieux rodées. Dans les grandes lignes, il s’agit d’identifier des familles d’organismes, puis de trouver celle qui est la plus proche parente de la nôtre pour établir ce qu’elle et nous partageons. Mais pour remonter complètement le fil des innovations biologiques ayant conduit à notre espèce par divergence depuis un ancêtre commun, il faut aussi découvrir la plus proche parente de notre lignée sœur, et la plus proche parente de cette lignée supplémentaire encore un peu plus éloignée de nous, etc. Autrement dit, il faut dévoiler les relations de parenté entre un très grand nombre de lignées, ayant chacune tiré son épingle du jeu au cours de l’Histoire. Car si le moindre chaînon avait manqué sur cette longue route, nous ne serions pas là pour regarder derrière nous.

En principe, définir l’ordre d’apparition des branches de l’arbre du vivant depuis sa racine unique permettra ainsi de croquer le portrait-robot de chaque ancêtre intermédiaire entre la toute première cellule et nous. Nous appuyer sur cet arbre nous permettra de voir comment les ancêtres successifs ont graduellement changé, de déduire l’ordre et la nature des contributions de nos prédécesseurs à notre histoire. La piste pour tirer au clair l’énigme de notre évolution est donc connue et semble-t-il éprouvée. Des acteurs principaux : les lignées individuelles ; et un processus évolutif essentiel à l’œuvre au fur et à mesure des générations : la divergence progressive par rapport aux formes ancestrales de ces lignées, favorisée par des luttes au sein de ces familles et entre elles. Ne s’agirait-il plus désormais que d’une question de temps, d’un peu de patience, pour que les évolutionnistes, en assemblant une fois pour toutes le grand arbre du vivant, ce témoignage d’abondants conflits passés, tranchent enfin ce mystère déroutant : « D’où venons-nous ? »

Selon moi, la réponse est négative. Malheureusement, cette méthode de reconstitution me paraît insuffisante pour reconstruire la bonne scène de crime et la nature des évènements fondamentaux de l’histoire biologique. Cette conception ne prend pas suffisamment la mesure des principaux protagonistes de l’évolution et de leurs rôles. Incontestablement, les êtres vivants sont le résultat d’une longue histoire, mélange de stases et de transformations. Mais cette histoire n’est pas seulement celle d’une divergence, et d’un remplacement perpétuel des formes de vies antérieures par des successeurs plus heureux.

Elle se caractérise surtout par des causes multiples, des relations entre de nombreux acteurs, des séries de courtes échelles évolutives entre lignées. En un mot, c’est une histoire de collectifs, c’est une histoire d’interactions. Les clefs de l’enquête sur nos origines ne se trouvent donc probablement pas dans la reconstruction d’un arbre de lignées indépendantes, mais dans une autre sorte de charpente, qui a structuré l’histoire de la vie. Les évolutionnistes devraient plutôt chercher à déchiffrer un gigantesque réseau de complicités et d’interactions à l’intérieur des lignées, entre les lignées et autour des lignées, mettant en œuvre une multitude de processus qui ont transformé le monde vivant, parfois par saut. Pour parvenir à ce résultat, les scientifiques doivent s’attacher à tisser une diversité de liens, exactement comme dans un roman policier. Dans cette littérature, les enquêteurs cherchent à retrouver les connexions qui relient un criminel à sa victime. « Qui connaît qui ? », « Qui a rencontré qui ? », « Qui a interagi avec qui ? », « Qui a été complice de qui ? » Les ombres et les doutes disparaissent au fur et à mesure qu’un lien mène à un autre, jusqu’à dessiner une trame unissant contextes, assassins et victimes.

Au lieu d’utiliser des arbres, l’évolution pourrait être représentée par des réseaux très complexes. Pietro Jeng/Unsplash

Cette démarche, les évolutionnistes ont bel et bien commencé à la mettre en œuvre. Et en remontant ainsi de lien en lien, ils ont découvert une solution aux énigmes du passé qui implique un prodigieux coup de théâtre. Tout est pluriel ! Homo sapiens n’est pas vraiment le bipède original que nous croyions, triomphalement campé en haut de sa branche évolutive ! Son histoire, comme celle d’ailleurs des autres organismes, dépend de très nombreux collectifs. Ce sont des groupes, moléculaires, cellulaires, animaux, etc., appuyés les uns sur les autres, qui ont donné naissance aux processus responsables des transformations du monde vivant sur la terre. Tout est, d’une certaine façon, non pas une histoire d’irrésistible ascension des meilleurs de leurs espèces, mais de courte échelle.

Comment en vient-on à une telle hypothèse ? À la lecture des articles scientifiques, une constante, un point commun à toute la biologie, saute inévitablement aux yeux. À toutes les échelles considérées en biologie, le monde vivant est complexe, plus exactement organisé et complexe. C’est ce que commencera par démontrer cet ouvrage. Pour cela, nous nous familiariserons avec plusieurs aspects de cette complexité. Je présenterai des découvertes au sujet des molécules, puis des organismes unicellulaires comme les bactéries, et enfin au sujet des organismes multicellulaires, comme les plantes et les animaux. Les notes de fin d’ouvrage fourniront des précisions techniques, exclusivement destinées aux lecteurs les plus curieux. Mais il ne s’agira pas d’un catalogue hétéroclite. Au fur et à mesure de la lecture, l’ouvrage se révélera de plus en plus simple à suivre, et son unité apparaîtra de plus en plus manifestement. Des liens s’établiront. Les idées nouvelles, rencontrées lors de la description des complicités entre molécules, se retrouveront en effet dans les descriptions des interactions impliquant des éléments biologiques plus grands. Toutes ces connaissances apporteront des témoignages convergents, susceptibles de réorienter l’enquête sur l’histoire du vivant. Les philosophes de la biologie appellent cela un renversement de perspective. Car à l’issue de ces descriptions biologiques, les collectifs apparaîtront comme un élément incontournable, récurrent dans le fonctionnement et dans l’évolution du vivant, et ce depuis des milliards d’années.

Puis l’ouvrage prendra un tour plus théorique. Il proposera une réponse à une question de fond : comment la théorie de l’évolution pourrait-elle mieux expliquer la complexité et la diversité biologique ? Les pratiques de disciplines aussi différentes que la biologie moléculaire, la biologie cellulaire, la microbiologie, la biologie animale, pour ne citer qu’elles, encouragent toutes à aller dans le même sens. La biologie évolutive pourrait être considérée non plus comme une science consacrée à établir la divergence des lignées, mais comme une science des réseaux dynamiques, représentant les interactions entre des composants apparentés ou non. Ce changement de perspective est d’ailleurs justifié par de nombreux avantages conceptuels. Il offre de nouveaux éclairages sur les phénomènes du monde vivant, encourage une nouvelle manière de penser l’évolution et d’unifier les connaissances au sujet de l’évolution. En élargissant la portée de la théorie évolutive, il permet également de faire des prédictions originales sur l’histoire de la vie. De tels élargissements ne sont pas sans précédent en sciences. Les mathématiques en ont subi un nombre conséquent, à chaque fois que la nécessité d’employer des structures plus générales que celles existant déjà s’est fait trop fortement sentir. Les mathématiques se sont ainsi élargies des nombres entiers aux nombres réels, des nombres réels aux nombres complexes, de la géométrie euclidienne à la géométrie riemannienne et aux groupes de Klein, etc.

En biologie, les lignées individuelles de la théorie classique de l’évolution méritent pareillement de céder la place à des ensembles encore plus larges : des collectifs, qui incarnent, chacun à leur manière, des processus essentiels pour réfléchir aux transformations de la vie sur Terre, dans le cadre d’une théorie de l’évolution étendue.

Couverture du livre Tous entrelacés. Belin, Author provided

Dans ce cadre, le recours au réseau d’interactions, d’abord conçu pour éclairer le passé, permettra aussi de s’interroger autrement au sujet de notre avenir. Ce modèle nous aidera à réaliser comment les entrelacements entre les espèces, notamment avec les microbes, nous ont affectés. Et il nous invitera également à réfléchir à la manière dont ces liens nous affectent encore aujourd’hui, et nous affecteront demain. Au point de faire un jour, peut-être, d’Homo sapiens un cyborg microbiologique. Cette extension de la théorie de l’évolution incitera donc à rouvrir une nouvelle enquête, non moins conséquente, l’autre grande énigme sur la pile du bureau des scientifiques : « Où allons-nous ? » Ces considérations, loin d’être anthropocentrées, permettront d’élaborer un nouvel outil, le Macroscope, pour réfléchir à l’évolution de la vie sur toute notre planète sous un jour nouveau.

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