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Tout le monde n’aime pas le sexe : comment l’asexualité devient un objet d’études

Des asexuels défilent à la WorldPride de Madrid, en 2017. Wikipédia, CC BY-SA

Le développement des luttes et revendications LGBTQ+ apporte toujours à la recherche de nouveaux champs à explorer, de nouvelles questions à poser, de nouveaux prismes à travers lesquels l’analyse du monde prend une dimension nouvelle. En France, l’asexualité commence tout juste à arriver à l’université. L’occasion de tenter d’expliquer aux plus perplexes l’intérêt de ces nouvelles études.

« Études asexuelles ». Le terme, tout nouveau en France, désarçonne encore beaucoup. D’abord parce que même si depuis quelques années la visibilité asexuelle augmente, encore beaucoup de gens connaissent peu, ou mal, le concept d’asexualité.

Si tel est votre cas, permettez-moi de reprendre quelques bases, très rapidement. L’asexualité désigne l’absence d’attirance sexuelle envers autrui, et est considérée depuis 2017 comme une orientation sexuelle à part entière, concernant 1 à 4 % de la population selon les études. Si le sujet est nouveau pour vous et vous intéresse, je vous incite à aller découvrir les articles et témoignages par dizaines qui commencent à pulluler sur le Net. Mais pour le moment, la chose à retenir concernant les études asexuelles est la suivante : non, tous les humains sur cette planète ne ressentent pas de désir sexuel. Certains en ressentent très peu, certains n’en ressentent que pendant certaines périodes de leurs vies, certains n’en ressentent pas du tout, jamais. Et ça ne date sans doute pas d’hier.

Un champ d’études peu exploré

C’est là que ça devient vraiment passionnant du point de vue de la recherche : on s’est très rarement, voire jamais, intéressés aux personnes qui montrent naturellement un désintérêt pour le sexe. La certitude selon laquelle le sexe est, sinon un besoin, au moins une envie pour tout le monde est profondément enracinée dans nos esprit. Au point que depuis des siècles, on fait couler des litres d’encre pour faire toutes les hypothèses et observations possibles sur toutes les variations de l’activité sexuelle… sans jamais, ou presque, prendre le temps de s’intéresser aux personnes que le sexe ennuie, dégoûte, agace ou indiffère.

Alors bien sûr, il existe des études sur la chasteté ou la sacralisation de la virginité, ou encore sur le célibat, mais on s’en tient trop souvent au domaine religieux sans les relier à un potentiel désintérêt pour le sexe.

En bref, on étudie jamais le manque de désir en tant que tel, et lorsqu’il est remarqué chez un individu, on a tendance à se contenter de le considérer comme un marginal absolu.

Ce serait ça, le point de départ des études asexuelles : cesser de considérer les personnes qui ne manifestent pas de désir sexuel comme des anomalies et accepter qu’elles font – et ont toujours fait – partie intégrante de notre société. Et se poser, bien sûr, toutes les questions que cela implique, que ce soit du point de vue scientifique, sociologique, historique ou des études artistiques.

Des « études de genre » aux « études asexuelles »

Vous avez peut-être déjà entendu parler des études de genre, ces nouveaux travaux qui s’emparent de la question du genre ou des sexualités non-hétérosexuelles pour questionner la science, la société, l’art ou l’histoire. Ces études ouvrent de nouvelles perspectives à la recherche, en questionnant des aspects de notre société qui ont toujours été, traditionnellement, laissées dans l’ombre, comme l’homosexualité. En ce sens, elle se rapprochent des études décoloniales : on change de perspective pour s’intéresser à des groupes de population ayant traditionnellement toujours été laissés dans l’ombre, voire carrément ignorés.

Les études de genre, ou gender studies, se déclinent ainsi en gay studies, trans studies, queer studies, etc, selon la minorité visée par le champs d’études… et à présent, vous l’avez compris, en asexual studies, ou études asexuelles. L’idée de départ est simple, partir du constat actuel de l’existence d’une communauté asexuelle et questionner ce fait, en le confrontant à la sociologie et à la biologie, mais aussi à l’art ou à l’histoire.

Concrètement, à quoi ça ressemble ?

Beaucoup de gens ont du mal à visualiser comment on peut transformer le constat de l’existence de la communauté asexuelles en recherches concrètes. La biologie peut par exemple être convoquée : on va se demander ce qui peut expliquer scientifiquement la variation du désir chez l’être humain, de la même manière qu’on a prouvé scientifiquement l’existence naturelle de l’homosexualité. Est-ce que l’asexualité est culturelle, est-ce qu’elle est liée au vécu individuel des personnes, ou est-ce qu’elle s’explique par des différences biologique concrètes ? Ce sont bien entendu des questions intéressantes pour les biologistes.

Parallèlement, la sociologie peut aussi s’emparer de beaucoup de questions posées par l’asexualité. D’abord en fournissant des données fiables sur la population asexuelle, pour se demander pourquoi plus de personnes se définissent comme asexuelles dans certains milieux, certaines tranches d’âges… et selon leur genre. Pourquoi plus de femmes que d’hommes se définissent comme asexuelles, par exemple ? Est-ce que les traumatismes sexuels peuvent créer un désintérêt pour le désir sur le long terme ? À l’inverse, est-ce que les normes viriles de notre société peuvent rendre plus difficile un coming-out asexuel chez les hommes ? Les études asexuelles peuvent alors devenir un moyen de questionner notre rapport au sexe selon notre genre de manière beaucoup plus large et intéressante pour beaucoup de monde…

Cela peut peut-être paraître moins évident, mais l’histoire et les études littéraires, par exemple, peuvent aussi s’impliquer dans les études asexuelles. Lorsqu’on feuillette nos livres d’histoire avec la problématique de l’asexualité en tête, on se rend facilement compte qu’il y a toujours eu des personnes vivant sans sexe. Bien entendu, on ne peut pas affirmer avec certitude que toutes ces personnes étaient asexuelles pour autant : le terme est trop récent pour que l’on puisse affirmer cela sans risquer de tomber dans l’anachronisme. Mais l’étude de cette population inactive sexuellement peut être intéressante d’un point de vue contemporain, pour questionner la place des personnes asexuelles dans la société.

Saviez-vous qu’Elizabeth Ire ou Emmanuel Kant étaient restés vierges jusqu’à leur mort ? Que Franz Kafka n’a jamais montré d’intérêt pour la sexualité, tandis que Marilyn Monroe avouait le manque de plaisir qu’elle prenait à avoir des rapports sexuels ? Que la belle-sœur de Louis XIV s’épanchait, dans sa correspondance, sur sa virginité retrouvée à force d’inactivité sexuelle, ou encore que Jeanne d’Arc montrait un tel désintérêt pour la chose que ses compagnons de guerre, d’abord séduits, en venaient à ne plus parvenir à la désirer ? Bien sûr, les temps et les mœurs changent trop au fil du temps pour que l’on puisse affirmer que tous ces personnages étaient asexuels. Mais n’est-il pas intéressant que questionner cet aspect de leur personnalité, et, par la même occasion, de sortir du mythe selon lequel le sexe a toujours fait partie intégrante de la vie de tout un chacun ?

Il en est de même pour l’art, la mythologie et la littérature, dans lesquels ces figures ne manquent pas non plus. La déesse grecque Artémis, les héros des romans d’amour courtois au Moyen-âge, ou encore de célèbres personnages de romans plus modernes comme le Jean Valjean des Misérables, brillent par leur absence de désir ou d’activité sexuelle.

… et concrètement, à quoi ça sert ?

L’asexualité est partout, mais on pense trop rarement à s’y intéresser, principalement parce que traditionnellement, on a plutôt tendance à étudier les comportements plutôt que leur absence. Les militants asexuels parlent eux-mêmes, en ce qui concerne l’asexualité, d’une orientation invisible… Pourtant beaucoup de thèmes présents dans l’art et la pensée depuis l’antiquité peuvent être rapprochés de l’asexualité : l’amour chaste ou platonique, le célibat volontaire, l’ascétisme sexuel, ou certaines considérations religieuses. Peu importe le nom qu’on lui donne, la non-sexualité a toujours existé, elle a toujours fait partie de nos sociétés. C’est un sujet riche, et très révélateur de la manière dont on considère la sexualité de manière générale.

Bien entendu, les études asexuelles peuvent profiter aux personnes asexuelles, en leur permettant de mieux se comprendre et en leur donnant de grandes figures auxquelles s’identifier, ainsi qu’une visibilité plus grande. Mais est-ce que nous n’avons pas tous et toutes quelque chose à gagner dans ce questionnement du désir ? Est-ce que l’étude de toutes ces figures ne peut pas nous aider, d’un point de vue moderne, à reconsidérer notre rapport au sexe, et à nous libérer de toutes les pressions sociales d’actions et de performances liées à la sexualité ? Qu’est-ce que l’asexualité dit du rapport de notre société au sexe ? Qu’est-ce qu’elle peut nous permettre de déconstruire, autant à un niveau individuel que général ?

Ce sont ces questionnements que les asexual studies nous invitent à entreprendre. Comme toujours lorsqu’un nouveau champ d’études apparaît pour interroger notre société, c’est un travail collectif qui va devoir être entrepris, une réflexion à laquelle tout le monde peut prendre part.

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