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Travail indépendant, l’impossible parallèle entre la France et les États-Unis

Selon le CESE, il y aurait environ 3 millions de travailleurs indépendants en France. Hadrian / Shutterstock

En matière de travail indépendant, la situation aux États-Unis est observée avec attention puisque, par expérience, nous savons que les tendances américaines d’aujourd’hui sont souvent les modèles européens de demain. Mais établir des comparaisons et des anticipations précises reste difficile en raison de l’ensemble très hétérogène de statistiques à disposition.

Dans un rapport d’octobre 2016 sur le travail indépendant, le McKinsey Global Institute estimait (sur la base d’un échantillon relativement faible, disons-le) que le nombre de travailleurs indépendants se situait entre 54 et 68 millions aux États-Unis, et entre 9 et 21 millions en France. De son côté, l’organisation Freelancers Union annonçait, en 2014, 53 millions de freelancers aux États-Unis (34 % de sa force de travail). En France, le rapport remis fin 2017 par le CESE au gouvernement évaluait à 3 millions le nombre de travailleurs indépendants (12 % de la population active). Le site de l’OCDE, enfin, agrégeant les données produites par les instituts nationaux de statistiques, établissait à 6,3 % le taux de travail non salarié aux États-Unis contre 11,6 % en France… Des chiffres très différents qui rendent les analyses difficiles puisqu’on passe, selon la source choisie, d’une quasi égalité entre travail salarié et non salarié de part et d’autre de l’Atlantique à un taux deux fois plus élevé en France qu’aux États-Unis.

Une définition à géométrie variable

Il faut déjà souligner que les auteurs de ces études ne parlent pas de la même chose. Le McKinsey Global Institute définit le travail indépendant selon trois critères : le degré d’autonomie ; le paiement à la tâche, à la mission ou à la pièce ; et une relation de courte durée entre le travailleur et son client. Quant aux chiffres de Freelancers Union, ils proviennent d’une enquête qui considère comme freelancer quiconque déclare avoir travaillé de manière complémentaire, temporaire ou sur la base d’un contrat de projet, les 12 derniers mois avant l’enquête.

Estimations du nombre de travailleurs indépendants dans six pays. McKinsey

Autre différence comptable qui complique les comparaisons : la prise en compte des gérants d’entreprise, qui peuvent être salarié ou non salarié. En France, les « assimilés salariés » sont entrepreneurs individuels ou dirigent des sociétés commerciales unipersonnelles. Aux États-Unis, ils sont dénommés « salariés de leur propre entreprise ». Tous sont alors comptabilisés comme salariés. Or, l’OCDE ne compte que les travailleurs non salariés et n’intègre donc pas les « salariés de leur propre entreprise » américains. Ainsi, parmi les 15 millions de travailleurs indépendants américains recensés par le Bureau of Labour Statistics, plus de 5 millions de « salariés de leur propre entreprise » ne sont pas retenus par l’OCDE.

Les taux américains et français sont d’autant plus difficilement comparables que le nombre de dirigeants d’entreprise « assimilés salariés » est plus compliqué à trouver dans les bases de données françaises que dans les bases américaines.

Dimension idéologique

Pourquoi des méthodes et des définitions si différentes ? Les études en sociologie de la quantification montrent que la construction d’une catégorie sociale est un processus long, car ses acteurs sont animés de représentations sociales diverses qui transparaissent dans la définition des frontières de cette catégorie, ce qu’elle inclut et exclut. Définir et quantifier une population ne peut donc se faire sans dimension idéologique. Le travail indépendant n’échappe pas à la règle. Il a pu parfois être vu, et donc présenté, comme le remède à une situation économique difficile. Dès lors que cette dimension intervient, la statistique peut être amenée à composer. Ainsi, selon l’orientation politico-idéologique, la vigueur et l’étendue du travail indépendant peuvent être variables.

Ainsi, en France, l’évolution du cadre législatif a encouragé la création de ces entreprises d’entrepreneurs individuels. Cette promotion du travail indépendant semble s’expliquer par deux raisons principales. D’abord, les causes conjoncturelles. Une proportion non négligeable d’entrepreneurs a en effet trouvé dans le travail indépendant un moyen de sortir du chômage : 5,4 % des chômeurs créent leur microentreprise pour organiser eux-mêmes leur retour à l’emploi.

Deuxième raison de sa promotion : le travail indépendant constitue probablement une réponse aux nouveaux désirs au travail perçu comme un élément d’épanouissement personnel. La liberté et la flexibilité qu’il permet juridiquement correspondent en effet à une soif d’autonomie manifestée par toutes les catégories d’âge.

Il résulte de cette promotion l’émergence d’un nouvel entrepreneuriat qui va notamment s’orienter dans le domaine des services, surtout dans les domaines à fort contenu cognitif, au sein des professions paramédicales ainsi que parmi les artisans de la construction. Mais ce nouvel entrepreneuriat, impulsé par une stratégie d’externalisation des coûts des entreprises choisissant de payer des prestations plutôt que de salarier des collaborateurs, pose la question du salariat déguisé et des formes hybrides d’emploi entre salariat et indépendance. Et c’est sans doute ce dernier point qui doit concentrer l’analyse et l’observation, plus que les comparatifs hasardeux entre chiffres américains et français.

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