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Monument représentant un homme tenant une croix
Le monument de Volodymyr le Grand, érigé en 1853, à Kiev. Volodymyr était un chef de guerre qui est devenu le premier souverain russe à se convertir au christianisme à la fin des années 900. Une statue similaire a été érigée à Moscou en 2016 pour contrer celle de l'Ukraine. Shutterstock

Ukraine-Russie : une histoire commune et conflictuelle, des avenirs incertains

Parmi les choses qui rapprochent l’Ukraine de la Russie, il y a une origine commune, celle d’un État appelé Rous’ et dont le centre névralgique se trouvait à Kyiv (ou Kiev) à partir de la fin du IXe siècle.

Fort décentralisé, il réunissait des populations slaves, unies par une culture, une langue, malgré des différences régionales, un christianisme grec (orthodoxe) venu de l’Empire byzantin et une dynastie qui se prétendait descendante des Vikings suédois qui ont sillonné ses cours d’eau en route vers Constantinople.

Aujourd’hui, les Russes, Biélorusses et Ukrainiens peuvent y revendiquer leur origine culturelle, mais la revendication de la filiation politique a été, historiquement, une question délicate et ardemment débattue.

Malgré une origine commune, Russie et Ukraine ont connu une histoire conflictuelle qui s’est envenimée depuis 2014. L’invasion russe de 2022 peut, par contre, jouer un rôle tragique de catalyseur de l’identité ukrainienne.

Professeur d’histoire de la Russie et de l’Europe de l’Est à l’Université du Québec à Montréal, mes recherches portent surtout sur la période soviétique et post-soviétique.

Bâtiments en feu
Des pompiers arrosent un bâtiment en feu après un bombardement à Kiev, en Ukraine, le 3 mars 2022. (AP Photo/Efrem Lukatsky)

Annexions, uniformisations et révoltes

Aussi brillant puisse-t-il avoir été, l’État de Kyiv n’a pas duré dans sa forme originelle. Le déclin du commerce vers la mer Noire, la pression des peuples de la steppe, dont les Mongols qui ont déferlé sur la région à partir de 1237, les querelles intestines de succession dynastique et la compétition accrue entre fiefs issus de la Rous’, tout ça a mené à la fragmentation politique en principautés quasi-indépendantes les unes des autres.

Durant la longue occupation mongole de près de 250 ans, les territoires aujourd’hui formant le Belarus et l’Ukraine ont été progressivement absorbés par un autre joueur, le Grand-duché de Lituanie, qui a fusionné avec le royaume de Pologne en 1569. À l’est, Moscou, dont il n’est aucune mention avant 1147, a émergé de la compétition entre principautés du nord-est. Ses princes, devenus par la suite des tsars de Moscovie, ont entrepris le « rassemblement des terres de la Rous’ ». Ceci a précipité des évolutions culturelles, religieuses et linguistiques contrastées.

paysage de plaine jaunâtre, avec des montagnes en arrière-plan
Les steppes russes, là où se sont forgées l’âme et la culture slaves. Shutterstock

La situation s’est compliquée en Pologne. Le sud de l’Ukraine actuelle, peuplé de communautés cosaques, réunies dans la Sich’ ou confédération cosaque, s’est soulevé contre les volontés d’uniformisation politique et religieuse de la monarchie polonaise au nom de sa liberté. L’écrivain ukrainien de langue russe Nikolaï Gogol’ en a tiré un grand récit, Taras Boul’ba, aussi lyrique qu’anti-polonais.

La révolte des Cosaques « ukrainiens » (U kraïna signifiant « à la limite de », ou « à l’extrémité de ») a intéressé grandement le voisin, tsar de Moscovie (c’est comme cela comme dénommait en Europe la principauté de Moscou, soc du futur empire russe). Il n’était pas insensible au sort de ses petits frères cosaques et a signé avec eux en 1654 un traité au sens ambigu. Un peu plus tard, en 1686, une paix « perpétuelle » entre la Moscovie et la Pologne, après des décennies de guerres, a fait passer les terres de la rive gauche du Dniepr sous autorité moscovite. C’était la naissance de ce qu’on appelle aujourd’hui l’Ukraine de l’est.

Russification et répression

Les Cosaques ont perdu définitivement leur autonomie sous la Grande Catherine, dont le règne entre 1762 et 1796 est à la fois brillant sur le plan culturel et férocement expansionniste.

L’épanouissement des nationalismes au XIXe siècle, surtout de la part des petites nations minoritaires, n’a pas épargné l’Ukraine « russe », tout comme, mais un peu différemment, les autres Ukrainiens, qui sont devenus sujets des empereurs d’Autriche, après les partages de la Pologne entre 1772 et 1795. Le pouvoir russe a réprimé sans broncher tous les signes d’un nationalisme ukrainien émergent et soumis à une russification toujours plus intransigeante ceux qu’elles désignaient avec une certaine condescendance les « Petits-Russiens ».

Alors que l’Empire russe des tsars s’effondre sous la pression de l’effort de guerre et des défaites militaires en 1917, l’Ukraine entre dans une phase de perturbations sans précédent, où s’affrontent Blancs, Rouges et nationalistes ukrainiens.

Le tsar Nicolas II
Le dernier tsar, Nicolas II, avant la chute de sa dynastie. Shutterstock

Or, la fin de la Guerre civile russe, en 1921, offre beaucoup de promesses incarnées dans la République d’Ukraine, dotée d’une autonomie culturelle et d’une politique de promotion de la langue ukrainienne, après des siècles de répression tsariste.

Mais la vocation agricole de la république et sa résistance à la collectivisation des terres, ordonnée par Staline, va lui coûter cher. Au-delà de certains progrès économiques et culturels obtenus dans les années 1920, la famine de 1932-33, appelé le Holodomor, ou « tuer par la faim », dont l’intentionnalité fait consensus en Ukraine, a servi et continue de servir d’événement traumatique aux Ukrainiens partout dans le monde. Le cycle des tragédies va se poursuivre avec la férocité de l’occupation allemande durant la Deuxième Guerre mondiale et la reprise soviétique qui ont laissé l’Ukraine dans un état de désolation sans précédent.

De l’espoir avec la fin de l’URSS

Le rattachement en 1945 de l’Ukraine de l’Ouest à l’URSS par Staline a, ironiquement, complété l’unité territoriale des Ukrainiens, dans une république soviétisée et docile, certes, mais qui obtient tout de même un siège à l’ONU, signe de sa « souveraineté ».

À l’instar de la plupart des républiques de l’Union soviétique, l’Ukraine renoue avec le nationalisme revendicateur permis par la « glasnost » de Mikhaïl Gorbatchev. Elle a signé, conjointement avec les « frères » slaves de Russie et du Belarus, l’acte entérinant la mort politique de l’URSS. Une nouvelle ère peut s’amorcer.

Un manifestant frappe une statue de Lénine à l’aide d’un marteau de forgeron sous les applaudissements des gens qui l’entourent
Sur cette photo de 2013, un manifestant anti-gouvernemental frappe la statue de Lénine avec une masse, à Kyiv. (AP Photo/Sergei Chuzavkov)

La Russie de Boris Eltsine reconnait formellement l’indépendance des républiques issues des décombres de l’URSS, et réussit habilement à régler à l’amiable certaines questions de partages des arsenaux militaires et de la dette soviétique.

Cependant, les relations russo-ukrainiennes connaissent tantôt des rapprochements, tantôt des tensions exacerbées par le chantage gazier et les tentatives d’ingérence. Les gouvernements russes ont tendance à favoriser les gouvernements ukrainiens plus conciliants, souvent élus grâce aux régions russophones, et se montrer plus hostiles face aux pro-Européens. L’Euromaïdan (nom donné aux manifestations pro-européennes de 2013-14) a été perçu en Russie comme un coup de force, appuyé par l’Occident, contre un gouvernement élu. Il a mené à la plus grave crise entre les deux pays depuis l’indépendance.

Malgré les divisions historiques, linguistiques et politiques qui ont rendu la gouvernance de l’Ukraine délicate, voire périlleuse, la Russie n’a jamais, avant les événements de 2014 qui se prolongent aujourd’hui de façon tragique, remis en cause la souveraineté de l’Ukraine.

Des flammes sont visibles alors que des manifestants et la police anti-émeute s’affrontent autour d’une statue dont la silhouette apparaît dans la fumée
Sur cette photo de février 2014, des monuments aux fondateurs de Kyiv brûlent alors que des manifestants anti-gouvernementaux affrontent la police anti-émeute sur la place de l’Indépendance de la ville. (AP Photo/Efrem Lukatsky, File)

Mais c’est précisément ce qu’a fait le président Poutine dans un essai historique de son cru, à l’été 2021. Prélude ou programme, le texte du président russe niait la spécificité de la nation ukrainienne et attribuait l’entité administrative et politique qu’on appelle Ukraine à une construction intellectuelle voulue par Lénine et Staline.

Une identité ukrainienne incertaine

Les régions ukrainiennes qui ont été sous la gouverne russe depuis trois siècles usent plutôt du russe, alors que les régions de l’Ouest, soviétiques depuis 1945 seulement, sont nettement ukraïnophones. Les langues russes et ukrainiennes ont connu des évolutions divergentes, mais conservent toutefois des similarités apparentes, comme avec leur voisin bélorusse. Cette proximité linguistique et culturelle n’exclut pas, toutefois, des consciences et identités nationales séparées.

Des gens défilent dans les rues portant une grande bannière avec le visage d’un homme
Des militants de divers partis nationalistes ukrainiens portent un portrait de Stepan Bandera lors d’un rassemblement à Kyiv en janvier 2022. Bandera, fondateur d’une armée rebelle qui a combattu le régime soviétique, a été assassiné en Allemagne en 1959. (AP Photo/Efrem Lukatsky)

Les Tchèques et les Slovaques ont conclu pacifiquement leur « divorce de velours » en 1993. À l’opposé, les Croates, Bosniaques et Serbes, qui partagent une même langue, se sont affrontés dans les désastreuses Guerres de succession yougoslaves qui ont fini par mener à l’éclatement complet du pays, reconstruit par Tito au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale.

On a applaudi la fin pacifique de l’URSS. Mais elle a été parsemée de quelques conflits violents, tel le Haut-Karabagh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, et de conflits larvés comme en Transnistrie et au Donbass, du moins jusqu’à cet hiver.

Même s’il peut sembler présomptueux d’esquisser des scénarios de sortie de guerre, il se peut que l’identité ukrainienne sorte ressoudée par une menace commune, la plus sérieuse depuis son indépendance, ou qu’elle soit charcutée et retourne partiellement dans le giron russe. La fin de l’URSS, « la grande catastrophe géopolitique du XXe siècle », dans les mots de Poutine, aura eu sa guerre de succession.

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