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Un rêve pour les sciences sociales

Albert Joseph Moore, « Les rêveurs ». Wikimédia

Objet indissociable de la psychanalyse, étudié par la psychologie et les neurosciences, le rêve reste largement ignoré des sociologues. Ce que propose Bernard Lahire dans l’ouvrage dont nous publions l’introduction (« L’interprétation sociologique des rêves », Éditions de La Découverte), est de faire entrer le rêve dans le champ des sciences humaines, briser le monopole de la psychanalyse et permettre de relier les rêves aux expériences que les individus ont vécues dans le monde social.


« Un rêve est un hachoir à saucisse qu’on alimente en y pressant sa vie. »
(Benjamin Whitmer, « Pike », Gallmeister, Paris, 2017, p. 58.)

Le rêve est un objet à la fois très séduisant et très inquiétant pour le sociologue. Séduisant, il l’est par l’idée qu’on peut se faire d’un pan de notre expérience qui nous intrigue et reste le plus souvent spontanément indéchiffrable. Pour tout chercheur ayant le goût de l’aventure, tenter de comprendre l’incompréhensible constitue un défi scientifique exaltant.

Mais la curiosité et l’excitation intellectuelle que suscite un tel objet font rapidement place à l’inquiétude.

Celle-ci est tout d’abord liée à plusieurs caractéristiques de l’objet. Le rêve est un phénomène mental, qui se déploie pendant que les sujets dorment et qu’ils sont, de ce fait, dans l’incapacité de parler. Il est un produit de l’imagination mais que les rêveuses ou rêveurs vivent comme s’ils étaient plongés dans la réalité la plus vivante. Il n’est pas toujours remémoré au réveil et, lorsqu’il l’est, il est souvent rapidement altéré ou oublié, ce qui rend la tâche de l’enquêteur infiniment plus difficile que lorsqu’il a pour objectif de faire parler des activités éveillées. Enfin, le rêve apparaît bizarre, incohérent, délirant ou incongru aux yeux mêmes de celui ou de celle qui l’a produit. La tâche est ainsi théoriquement et méthodologiquement très rude pour les chercheurs, et l’étude du rêve peut rapidement tourner au cauchemar.

Tentatives d’interprétation

Ce n’est pas tout. Comme le château du conte de fées dans lequel on voudrait pénétrer, l’objet-rêve est entouré de ronces et protégé par un dragon. Ces ronces, ce dragon, qui rendent l’accès au rêve difficile, ce sont toutes les tentatives passées d’interprétation des rêves et, tout particulièrement, celle que représente la psychanalyse. Pour un chercheur du XXIe siècle, le rêve est difficilement dissociable du nom de Sigmund Freud. L’étendue de l’œuvre freudienne et ses inflexions assumées ou non dites, le foisonnement des commentaires auxquels elle a donné lieu, les écoles ou les courants qui se sont partagé son héritage, tout cela peut refroidir plus d’une volonté de savoir et tenir à distance les curieux.

Les sciences sociales sont les grandes absentes dans l’histoire de l’étude savante du sommeil et du rêve. Comparée à l’engagement soutenu de toutes les formes de psychologie, de la psychanalyse à la psychologie cognitive, ou plus récemment des neurosciences, de la neuropsychiatrie à la neurobiologie, la contribution des sciences sociales en général, et de la sociologie en particulier, demeure très marginale.

D’aucuns penseront que cela n’a rien que de très normal : le rêve n’est-il pas l’activité à la fois universelle (tout le monde rêve), individuelle (chacun rêve de choses très singulières) et involontaire par excellence ? Que sociologues, anthropologues ou historiens puissent s’interroger sur la manière dont il a été conçu, traité, interprété par des époques, des sociétés ou des groupes différents, cela va de soi. Mais qu’ils essaient d’entrer dans la logique de sa fabrication, qu’ils le considèrent comme le résultat d’un processus en rapport avec la situation des rêveuses ou des rêveurs dans le monde social, cela n’a, en revanche, rien d’une évidence.

Vingt ans de travail

Imaginé en 1997 lors d’un séjour à l’université de Berkeley où je découvrais avec curiosité, par les hasards de la lecture, les prémices d’une sociologie des rêves, le programme de recherche dont on lira ici la première formulation scientifique a nécessité vingt ans de lectures et de travail parallèle à d’autres recherches, pour pouvoir commencer à prendre forme. Cette connaissance des travaux sur le rêve, passés et présents, issue de disciplines très différentes (psychanalyse, psychologies, neurosciences, linguistique, sociologie, anthropologie, histoire, etc.) m’a permis d’élaborer une nouvelle théorie intégratrice qui, partant des acquis du modèle d’interprétation synthétique proposé par Freud en son temps, s’efforce d’en corriger les faiblesses, les manques et les erreurs, en tirant parti de nombreuses avancées scientifiques accomplies depuis l’extraordinaire effort de connaissance que représenta son livre L’Interprétation du rêve, à la charnière du XIXe et du XXe siècle.

Si l’on considère l’objet-rêve comme un problème à résoudre, alors il faut parvenir à définir l’ensemble des termes de ce problème et à les articuler d’une manière cohérente en vue d’une solution satisfaisante, tant du point de vue théorique que de celui de sa compatibilité avec les faits empiriques. Activité psychique involontaire durant le sommeil, le rêve peut être ainsi caractérisé comme une forme d’expression spécifique par laquelle le rêveur fait travailler les problèmes de tous ordres qui le préoccupent plus ou moins consciemment au cours de la vie éveillée.

Je m’efforcerai de montrer qu’une telle forme d’expression symbolique ne se comprend vraiment qu’en prenant en compte une série d’éléments ayant trait au passé incorporé du rêveur, aux circonstances récentes de sa vie ainsi qu’au cadre du sommeil dans lequel le rêve se déploie et qui se caractérise notamment par le retrait du flux des interactions et des sollicitations sociales ordinaires, par l’affaiblissement du contrôle réflexif de l’activité mentale et la mise en œuvre d’une communication de soi à soi à dominante visuelle et à fort implicite.

Continuum expressif

Ces différents éléments seront explicités, détaillés et articulés dans une formule générale d’interprétation des rêves permettant de penser de façon dynamique le processus de fabrication du rêve. Le rêve sera plus généralement pensé comme une forme d’expression spécifique située dans un continuum expressif (rêve, rêverie éveillée, délire, hallucination, jeu, création littéraire ou expression artistique, etc.) qui varie en fonction des conditions dans lesquelles l’activité psychique est amenée à se déployer. L’analogie pratique, qui est, avec l’association par contiguïté, l’une des formes élémentaires de la vie psychique humaine, caractéristique de sa nature historique, sera placée au cœur des opérations oniriques (de symbolisation, de condensation, de métaphorisation, de substitution, etc.) qui rendent l’expression du rêve si singulière. Et l’on montrera, en fin de compte, comment le rêve peut être scientifiquement interprété dès lors qu’il est articulé à un hors-rêve qui en constitue l’arrière-plan existentiel.

Cette théorie de l’expression onirique formulée depuis la sociologie, mais qui intègre de multiples connaissances pluridisciplinaires mises en cohérence, permet au rêve de faire son entrée dans les sciences sociales à partir d’une perspective à la fois dispositionnaliste et contextualiste. Parvenir à constituer le rêve en objet d’étude pour les sciences sociales est une manière d’étendre le domaine d’étude de ces sciences en donnant accès à ce qui demeure aujourd’hui très largement une terra incognita.

Un tiers de notre vie passé à rêver

Norbert Elias soulignait les limites que se sont longtemps imposées, sans toujours en être conscients, les chercheurs en sciences sociales en étudiant des « sociétés » dans des limites nationales, et en se concentrant sur des individus-adultes déjà socialement constitués, comme s’ils n’avaient jamais été enfants. Mais la liste des domaines et dimensions éludés ne s’arrête pas là. Car les chercheurs ont jusqu’ici concentré quasi exclusivement leur attention sur les comportements les plus collectivement organisés d’individus éveillés, en négligeant le fait qu’un tiers de leur temps environ est consacré au sommeil et que des rêves accompagnent ces temps de sommeil.

Que nous disent ces rêves sur la vie des individus et des sociétés dans lesquelles ils vivent ? Comment les expériences sociales des rêveurs contribuent-elles à tramer leur imaginaire, même dans les moments où la conscience intentionnelle ne gouverne plus le flux des images ? Voilà des questions cruciales qui se posent, et auxquelles les sociologues n’ont guère cherché à répondre. Lorsque les enquêtés s’endorment, les sociologues ferment les yeux.

Mais une théorie de l’expression onirique permet aussi et surtout de contribuer à la transformation des sciences sociales en leur redonnant des ambitions légitimes que la spécialisation et une forme standardisée de professionnalisation ont tendance à réviser à la baisse. En se penchant sur un objet aussi étrange, et en acceptant de quitter leurs zones de confort pour intégrer des savoirs multidisciplinaires, ce sont des questions scientifiques cruciales qui s’imposent aux chercheurs : celle des mécanismes psychiques fondamentaux propres aux êtres historiques et langagiers que sont les êtres humains socialisés ; celle de l’intériorisation des régularités sociales de toute nature sous la forme de dispositions ou de schèmes incorporés, prêts à s’exprimer à la moindre occasion, jusque dans le sommeil ; celle des rapports entre passé et présent dans l’expérience humaine ; celle de la part respective de la conscience et de l’inconscience, du volontaire et de l’involontaire, du contrôle et du non-contrôle, dans le fonctionnement psychique et le comportement humain ; celle, enfin, de la liberté et du déterminisme qui agite, aujourd’hui plus que jamais, les esprits sur les « raisons » de nos actes ou de nos pensées. Si le rêve fait son entrée dans la grande maison des sciences sociales, ce n’est pas pour laisser le lieu en l’état, mais pour en déranger les habitudes et en agencer autrement l’espace.

Un espace délivré de la censure

Le rêve apparaîtra finalement, à l’opposé de ce que crut Freud pour des raisons qui seront examinées de près, comme l’espace de jeu symbolique le plus complètement délivré de toutes les sortes de censure, tant formelles que morales, qui saisissent impitoyablement les rêveuses et les rêveurs dès leur réveil. La communication de soi à soi dans laquelle s’exprime le rêve, bouleversant les conventions langagières et narratives, libérant les rêveurs de toute espèce de retenue, constitue en quelque sorte le plus intime des journaux intimes, l’expression la plus franche de toutes les formes de franc-parler. Le rêve livre de ce fait, à qui veut s’y intéresser, des éléments de compréhension profonde et subtile de ce que nous sommes. Son étude permet, au fond, de savoir ce qui nous travaille obscurément, et de comprendre ce qui pense en nous à l’insu de notre volonté.

Dans toute recherche scientifique, un équilibre doit être trouvé entre, d’une part, l’élaboration d’un modèle théorique général ainsi que des méthodes qui lui sont associées, et, d’autre part, la mise au jour de structures, de processus, de mécanismes ou de logiques sociohistoriques propres à tels individus ou groupes d’individus dans la réalité sociale. Un tel équilibre nécessite la publication des résultats de la recherche sous la forme de deux volumes séparés.

Du fait de son caractère inédit, l’interprétation sociologique du rêve, comme forme d’expression et processus singulier, imposait, dans un premier temps, de construire une théorie intégratrice et empiriquement pertinente – c.-à-d. tenant compte des connaissances théorico-empiriques déjà produites – permettant de faire entrer le rêve (les logiques de sa production et pas seulement ses usages ou ses interprétations) dans l’univers des sciences sociales. À ce stade de la réflexion, les cas de rêves ou d’extraits de rêves mobilisés n’ont alors pour objectif que de prouver la pertinence et la fécondité du modèle théorique ou des outils méthodologiques associés. Cela ne signifie pas que ces cas sont de simples illustrations, mais qu’ils sont utilisés pour montrer la capacité du modèle à se saisir de n’importe quel type de cas et mettre l’accent sur la manière dont il est effectivement mis en œuvre à partir de méthodes déterminées. Tel est l’objectif de ce premier volume.

Étudier systématiquement des corpus précis de rêves, comme j’ai commencé à le faire pour élaborer et soutenir ma réflexion théorique et méthodologique, suppose, en revanche, que le modèle théorique établi, même s’il est toujours susceptible d’améliorations et de transformations, soit mis au service de la compréhension d’un matériau empirique bien délimité. C’est alors la réalité étudiée et ses propriétés qui prédominent. Le modèle théorique comme les outils méthodologiques se font plus discrets pour laisser place au spectacle de cette réalité dont ils ont rendu possible la compréhension. Tel sera l’objectif du second volume.

Le rêve peut-il être appréhendé par les sciences sociales ? éditions la Découverte

Il est important, de mon point de vue, de ne pas penser cette séparation en deux volumes comme une opposition entre théorie et empirie, car théorie et empirie seront présentes dans les deux ouvrages. Elles n’y prennent simplement pas la même place dans l’économie de la restitution du travail scientifique accompli. Si l’on tenait absolument à qualifier ces deux temps de la recherche, mieux vaudrait alors parler d’un temps expérimental de l’invention théorico-méthodologique empiriquement fondée (par la prise en compte, dans la construction du modèle théorique synthétique, des connaissances empiriques accumulées) et d’un temps de l’exploration systématique, théoriquement et méthodologiquement guidée, sur des corpus empiriques déterminés.

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