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Qui peut donc bien jouer la partie de dés de l'univers ? Jonathan Petersson / Unsplash, CC BY-SA

Un voyage au cœur du hasard

On cite volontiers cette phrase attribuée à Einstein : « Je refuse de croire en un Dieu qui joue aux dés avec le monde. » Elle cristallise la suspicion du grand physicien envers l’indéterminisme de la mécanique quantique, c’est-à-dire le caractère aléatoire de la physique à l’échelle de l’infiniment petit : on ne sait pas prédire de manière univoque la simple trajectoire d’un électron.

Pour surmonter ce dilemme, Einstein imagine l’existence de paramètres supplémentaires cachés caractérisant les particules élémentaires. Or on est sûr aujourd’hui qu’il n’y en a pas : il faut se faire une raison, on connaît tout ce qu’on peut connaître du problème et on ne peut pas tout connaître. Cela semble indiquer l’existence d’une réalité qui règne au-delà de l’espace-temps, ou du moins au-delà de notre compréhension. Car il s’agit bien d’un problème de connaissance.

Statue d’Einstein au Griffith Observatory. Hemant Bedekar/Flickr, CC BY

En physique classique, la réalité du monde est potentiellement connue hors du temps puisqu’on peut remonter vers le passé et prédire exactement l’avenir en appliquant les équations consacrées que l’expérience a précisément validées. Einstein voudrait qu’il en soit toujours ainsi, mais le hasard quantique superpose un autre niveau de réalité qui lui n’est défini qu’après sa réalisation : avant qu’on l’examine le chat de Schrödinger est à la fois mort et vivant. Incidemment, on peut se demander si Einstein croirait en Dieu si tout suivait strictement des lois rigides, ce qui sans doute ôterait beaucoup à notre liberté.


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Le hasard existe donc au niveau des particules, mais il n’est pas absolu, il est contraint par des lois de distribution. Ainsi, la réalité quantique s’avère probabiliste et, bien qu’on ne sache pas suivre la course d’un seul électron, une population de milliers d’exemplaires identiques se répartit selon des figures d’interférence ou de diffraction qu’on sait prédire.

Les multiples tactiques du hasard

Einstein ne nie nullement l’irruption du hasard que chacun expérimente dans le tumulte de la vie quotidienne. Celui-ci naît de la complexité du monde et de notre incapacité à gérer tous les phénomènes qui s’y chevauchent. Le déterminisme strict s’y applique pour chaque processus, la loi de cause à effet opère toujours, mais le hasard se cache derrière l’inextricable enchevêtrement de situations confuses.

Dans la perspective du tout rationnel, un programme de simulation informatique, du type appelé Monte Carlo, nom qui bien sûr évoque le casino et son jeu de roulette, qui incorporerait l’ensemble des connaissances acquises à un moment donné, conventionnellement appelé temps initial t0, et qu’on laisserait évoluer selon les lois rigoureusement connues, prédirait sans coup férir toute la suite de l’histoire.

En particulier, je saurais à l’avance l’instant où une tuile tombe du toit sous l’effet de la pluie, et je pourrais l’éviter, puisque le programme simulerait goutte à goutte l’averse responsable. Grâce à leur puissance de calcul, les ordinateurs seraient capables de décortiquer la complexité en tenant compte de la multitude des degrés de liberté mis en jeu, le hasard serait battu à son propre jeu. Mais nous n’en sommes pas là car, dans l’Univers, la gravitation n’est pas la seule interaction opérante, et la difficulté pour prédire l’avenir vient de l’impossibilité pratique de tenir compte de tous les éléments pertinents entrant dans la définition d’une situation donnée, surtout s’il faut inclure parmi ces éléments la psychologie et les instincts des êtres vivants qui ne se comportent pas toujours de manière très objective.

Vrai faux hasard

Le hasard venant de la complexité est donc réel, mais ce n’est pas du hasard « vrai », et, à ce niveau, la volonté de Dieu peut s’identifier aux lois pures et dures de la physique telles qu’on les connaît dans le monde macroscopique. Tout est déterminé, et alors on pourrait envisager comme cause première de l’Univers, plutôt qu’un Dieu, c’est-à-dire un Être supérieur doué de volonté, une série d’équations stipulant par exemple de quelle manière une bille tombe dans un champ de gravitation. C’est en somme ce que désirerait Einstein.

On pourrait alors choisir entre l’hypothèse d’un Dieu caché dans d’invisibles coulisses d’où il tire les ficelles du théâtre universel selon des recettes invariables, et une austère version mathématique quelque peu technique ne laissant aucune place à la surprise puisque les lois de la physique classique n’ont pas le choix. Or aujourd’hui, on connaît en détails l’alternative scientifique de l’ordonnancement des choses.

Un très grand nombre de phénomènes naturels ont déjà reçu leur explication rationnelle, et les théories en cours prédisent très précisément le déroulement des faits dans des domaines de plus en plus larges de la réalité. Depuis le Big Bang jusqu’à aujourd’hui, toute l’évolution matérielle de l’Univers est bien décrite par les lois de la physique. Dieu resterait à l’origine des lois scientifiques et donc responsable in fine de l’enchaînement des phénomènes. Il aurait donné, il y a 14 milliards d’années, le top de départ du grand cirque universel, et, par sa préscience, il connaîtrait la suite complète et inéluctable des événements. Avec un tel scénario, la nécessité d’un Dieu devient discutable, et la place de l’homme pitoyable puisqu’il se limiterait au rôle de marionnette menée par des lois mathématiques sur lesquelles il n’aurait aucune prise ; l’homme ne serait plus libre.

Au-delà de la complexité inhérente aux phénomènes naturels, un programme très élaboré de simulation ne pourrait pas prédire l’avenir pour une autre raison très simple : il est impossible de définir l’état initial d’un problème avec une précision infinie.

Au minimum, le hasard se niche dans les erreurs de mesure. Un hasard opérationnel naît de la simple présence d’incertitudes affectant les conditions de départ du problème posé.

Imprécision de description

La science expérimentale jongle toujours avec des nombres, or toute mesure est entachée d’une erreur. Certaines grandeurs peuvent être connues très précisément, il n’en reste pas moins qu’il y a toujours un signe ± inscrit derrière la valeur affichée. Par exemple, la masse de l’électron vaut (510,99906 ± 0,00015) keV/c2. La précision est remarquable : la grandeur est connue avec une incertitude de 1 partie sur 10 millions, elle n’est toutefois pas parfaite et elle ne le sera jamais.

En pratique, la valeur adoptée correspond à la moyenne obtenue à partir d’un très grand nombre de mesures, et la largeur de la répartition reflète son incertitude. Cette dernière diminuera au fur et à mesure qu’arriveront des résultats plus précis, mais elle ne disparaîtra jamais.

Il existe donc un hasard opératoire insurmontable. S’il rechigne à utiliser le miracle pour se manifester dans sa gloire, il resterait à Dieu à user d’un hasard de circonstance en affectant le processus de mesures pour se cacher derrière les incertitudes qui masquent en pratique les prédictions certaines. Il faut admettre que ce serait une version d’un Dieu singulièrement besogneux.

Cette conclusion temporaire prend directement à rebours la phrase d’Einstein puisque Dieu tirerait volontairement les dés qu’il pourrait piper si tel était son bon plaisir.

Complexité du monde, incertitude de la définition des états, le hasard qui trouble Einstein est encore autre. En physique microscopique, les incertitudes collent obligatoirement aux processus considérés, et ceci va au-delà de la simple précision des instruments. Il existe un hasard quantique qui répond non plus à une incertitude mais à une indéfinition. C’est celui qui découle des relations de Heisenberg : on ne peut connaître avec une infinie précision à la fois la position et la vitesse d’un objet élémentaire. La dualité onde-corpuscule en est une conséquence qui met à mal notre bon sens en introduisant un hasard qui semble sans remède.

Sans hasard, il n’y a pas besoin de Dieu, les lois connues ou encore à découvrir suffisent à tout expliquer. Mais on sait que le hasard existe et il semble même tenir tête à Dieu. Quand ils entrèrent dans Kaboul, les intégristes talibans imposèrent à la population soumise un ordre interdisant formellement le hasard et décrétant, dans la foulée, la prohibition de tout divertissement : « Il est interdit de parier et de jouer aux cartes, aux échecs et aux cerfs-volants », (citation extraite du roman de Khaled Hosseini « Mille soleils splendides »). Les talibans préfèrent, comme Einstein, le déterminisme intégral. Quant à mon ami Youcef, croyant convaincu, il soutient l’idée qu’il n’y a pas de hasard. Tout vient de Dieu, affirme-t-il, et les catastrophes que nous subissons sont autant de mises à l’épreuve dans notre chemin sur la Terre. À l’exemple de Jacques le Fataliste, il est adepte de la formule : « Car c’était écrit. »

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