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Des travailleurs dirigent des clients alignés dans un centre communautaire pour des dons de nourriture à Montréal-Nord, le quartier le plus touché du Québec par la Covid-19, le 30 avril. C'est aussi l'un des quartiers les plus pauvres au pays. La Presse Canadienne/Paul Chiasson

Une pandémie qui met en lumière les injustices sociales

Alors que se déploie devant nos yeux, de manière inédite et bouleversante, une pandémie qui marquera l’histoire du 21e siècle, les conséquences des inégalités sociales et leur impact sur la santé — au sein d’une société, entre les pays et à l’échelle mondiale — soulèvent des questions complexes de justice sociale pour les chercheurs.

Les conséquences sociales et sanitaires des mesures de confinement en Inde en sont une démonstration tragique. Des millions de gens ont craint de manquer de nourriture. Mais des inégalités plus discrètes que l’on tolère au sein de nos propres démocraties donnent lieu à des contrastes troublants en contexte de pandémie entre ceux qui perdent leur emploi et ceux qui peuvent se réfugier dans des résidences secondaires plus confortables, par exemple.

Il y a aussi, dans les grandes villes, des poches de pauvreté où la Covid-19 frappe plus qu’ailleurs. L’exemple de Montréal-Nord est éloquent. Cet arrondissement parmi les plus défavorisés au Canada, où plusieurs familles s’entassent dans de petits logements parfois insalubres, est maintenant le plus touché par la pandémie au Québec.

Des travailleurs dirigent des clients alignés dans un centre communautaire pour des dons de nourriture à Montréal-Nord, le quartier le plus touché de Montréal par la Covid-19, le 30 avril 2020. La Presse Canadienne/Paul Chiasson

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L’idée n’est pas de réduire toutes nos questions de justice à leur seul impact sur la santé. Nous ne voudrions pas vivre dans des régimes autoritaires où tout le monde serait en parfaite santé, mais dépossédé de libertés fondamentales. Il s’agit plutôt de comprendre comment les inégalités de santé privent des individus, des groupes sociaux ou des populations entières des conditions de possibilité de l’exercice des libertés fondamentales. C’est en ce sens que certains philosophes parlent de la « capabilité d’être en santé » comme un droit humain fondamental.

En tant que professeure au département de philosophie de l’Université de Montréal, mes recherches portent sur les enjeux éthiques reliés aux inégalités de santé et relations internationales. C’est à ce titre que je participe aux réflexions d’un groupe d’experts réunis par l’Institut Broadbent pour se pencher sur les enjeux sociaux de la pandémie. Je suis également membre d’une équipe internationale de chercheurs dont les travaux concernent les vulnérabilités structurelles de santé en contexte de crises humanitaires.

Inégalités sociales, impacts dévastateurs

Le modèle des « déterminants sociaux de la santé » est un cadre de recherches bien établi dans le domaine de la santé publique, notamment au Canada. Il s’agit de mieux comprendre les relations de causalité entre les facteurs socio-économiques qui déterminent les conditions d’existence d’un individu, d’un groupe social, d’une population et les états de santé. L’étude des degrés de mortalité et de morbidité qui affectent une population donnée est élargie au-delà d’une analyse strictement physiologique et biomédicale.

Par exemple, on sait que l’espérance de vie dans les quartiers de l’est de la ville de Montréal, où vit une population défavorisée, est neuf ans plus courte que dans les quartiers plus nantis à l’ouest.

Ce sont les travaux pionniers du médecin français Louis René Villermé sur la santé des ouvriers du textile au 19e siècle qui ont inspiré les recherches de Michael Marmot, une sommité mondiale en épidémiologie et santé publique et les [études longitudinales initiées en 1967 sur le « gradient social de santé »] des fonctionnaires britanniques. Marmot a été également mandaté par l’OMS pour examiner les inégalités de santé à l’échelle internationale en 2008.

Une crise qui exacerbe les inégalités

Co-auteur de l’ouvrage au titre éloquent Is Inequality Bad for Our Health ?, publié en 2000 dans le contexte du débat américain sur le système de santé, Norman Daniels (philosophe politique qui a fait carrière au Harvard Schoool of Public Health) croit qu’une société juste doit mettre en place les institutions qui atténueront les inégalités de santé dues à des facteurs sociaux que l’on peut contrôler, en redistribuant les ressources fondamentales de manière plus équitable. Cette défense philosophique d’un système public de santé repose donc sur un principe de justice distributive et sur le principe démocratique de l’égalité des chances.

Ce modèle ne constitue pas un mode d’emploi pour la gestion des situations d’urgence ni une théorie de la justice. Toutefois, les épidémies et les crises humanitaires révèlent l’étendue des inégalités sociales que l’on tolère en temps « normal », mais qui auront un impact gravement délétère sur la santé d’une population si des mesures politiques ne sont pas mises en place pour compenser diverses formes de précarité socioéconomique et/ou de discriminations systémiques.

Un itinérant tente de maintenir la distance sociale tout en demandant de la monnaie à un automobiliste, le lundi 27 avril 2020, à Montréal. LA PRESSE CANADIENNE/Ryan Remiorz

En l’absence d’un système public de santé robuste, la pandémie de Covid-19 aux États-Unis exacerbe les problèmes de gouvernance et d’inégalités structurelles mettant en péril des millions de citoyens sans assurance privée et de migrants illégaux sans couverture. Le coronavirus fait un nombre disproportionné de victimes chez les Noirs américains et chez les groupes sociaux les plus défavorisés dont l’état de santé est déjà affaibli.

Dans d’autres pays comme le Canada, les conséquences désastreuses d’une pandémie à multiples vitesses sont à craindre là où existent des foyers d’infection cloisonnant les populations autochtones dans les conditions historiques du colonialisme et de la pauvreté. Les prochaines semaines seront déterminantes pour la sécurité sanitaire de ces communautés.

À l’issue de cette crise, les pays touchés devront se livrer à un examen approfondi des disparités sociales qui auront causé les impacts les plus dévastateurs pour leur société en vue de mettre en place des mesures préventives, sur le plan sanitaire, mais également sur le plan politique. La pandémie du coronavirus nous obligera peut-être à développer des modèles alternatifs d’économie internationale et d’organisation sociale pour mieux prévenir les crises futures.

Vers une éthique des relations internationales ?

Les disparités de santé accentuées par la pandémie montrent au grand jour les failles d’un ordre mondial permettant des inégalités abyssales.

Le développement plus récent des théories de justice globale plaide en faveur d’obligations morales d’entraide humanitaire et d’institutions suffisamment contraignantes pour nous y obliger, non pas au nom de la charité mais au nom des droits humains universels.

À l’heure de la pandémie de Covid-19, force est d’admettre que seules des instances transnationales de coordination, de partage d’informations et de ressources seront en mesure d’orchestrer efficacement les actions erratiques des uns et des autres. Aucun pays ne sera en mesure de s’extraire de la dimension mondiale de la pandémie. Plus que jamais, il sera crucial de défendre le multilatéralisme en soutenant l’OMS.

Cependant, nous sommes confrontés à un paradoxe complexe. Les mesures de confinement témoignent du grand repli et du chacun pour soi dans l’espoir de contenir le coronavirus au sein des frontières respectives. Bien que ces mesures d’urgence sanitaire soient nécessaires, elles donnent également lieu à des discours xénophobes et racistes dans de nombreux pays qui préconisent le darwinisme social et une forme d’égoïsme moral dont souffrent présentement des millions d’individus complètement laissés pour compte en tant que migrants clandestins ou réduits à l’indigence extrême dans les camps de réfugiés.

Les crises sanitaires et environnementales révèlent de manière inquiétante l’interdépendance structurelle qui nous lie les uns aux autres. Si l’argument moral ne parvient pas à convaincre des principes éthiques de la solidarité, les sceptiques doivent néanmoins reconnaître l’argument instrumental selon lequel l’intérêt national bien compris passe nécessairement par la coopération de tous.

La meilleure manière de se préparer pour éviter les catastrophes futures est de tirer les leçons de la crise actuelle et de penser la justice en santé dès aujourd’hui. Si l’on a beaucoup insisté sur les bénéfices pragmatiques de l’équité dans le domaine de la santé, il importe toutefois de ne pas perdre de vue que la solidarité de tous en contexte de pandémie repose avant tout, d’un point de vue philosophique, sur des principes éthiques de justice sociale, internationale et intergénérationnelle.

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