Voici maintenant plus d’une décennie que le storytelling (mise en récit) s’est imposé dans le marketing politique et il occupe une place particulièrement importante dans la Russie de Vladimir Poutine. Ce dernier s’appuie sur une histoire soigneusement construite et racontée à des fins de communication et de légitimation de ses politiques intérieures et extérieures.
Aujourd’hui, le storytelling de Poutine (basé sur la victimisation de la Russie, l’anti-occidentalisme, l’antiaméricanisme, et l’opposition d’une altérité russe au décadent modèle occidental), qui lui a permis d’obtenir des scores de popularité sans précédent tout en justifiant sa politique internationale (en Ukraine et en Syrie notamment), semble s’éroder aux yeux de la population russe.
L’effondrement de l’URSS comme matrice
Celle-ci est en effet profondément touchée par la détérioration de l’économie (- 0,2 % de croissance du PIB en 2016), à la suite des sanctions occidentales et de la baisse du cours de pétrole sur les marchés mondiaux (entre juillet 2014 et février 2016, le cours du Brent a baissé de plus de 65 %, passant de 110 à 35 dollars par baril, selon l’Insee).
Depuis son arrivée au pouvoir en 1999, Vladimir Poutine a très précautionneusement ciselé son storytelling, ayant très vite compris qu’en politique, ce sont bien les « histoires qui nous gouvernent », comme le souligne le chercheur et écrivain Christian Salmon.
Ses premières années au Kremlin ont été marquées par la volonté de renouer des liens avec les pays européens. C’est sans doute le moment où l’« Occident » est, dans les discours officiels russes que l’on peut retrouver sur le site du ministère russe des Affaires étrangères, de plus en plus identifié aux États-Unis, tandis que les Européens sont vus comme des alliés et des partenaires incontournables. Ce positionnement est, en partie, lié au fait que la Russie se retrouve très affaiblie dans les années 1990.
Au choc de l’effondrement de l’URSS succèdent une instabilité socio-économique et politique, ainsi qu’une insécurité et une violence qui ont marqué la société russe. Un profond sentiment d’humiliation de la Russie sur la scène internationale a, d’ailleurs, été partagé par une grande partie de la population, très nationaliste dans l’âme.
« L’Occident diabolisé »
Dans ce contexte, la forme autoritaire et bureaucratique du pouvoir en Russie correspond à certaines attentes de la population : il fallait rétablir l’ordre et la sécurité en interne, améliorer le niveau de vie (notamment de la classe moyenne), et assurer un retour sur le devant de la scène internationale. L’Union européenne semblait être un allié inéluctable pour parvenir à ces objectifs.
Le storytelling de Poutine du début de son premier mandat s’appuyait ainsi sur les liens historiques, économiques et culturels entre l’Europe et la Russie, que la chercheuse Anne de Tinguy désignait comme une stratégie pragmatique. Ce récit justifiait les tentatives de rapprochement politique et économique avec l’Union européenne, une Union présentée comme moyen et source d’inspiration pour un renouvellement intérieur en Russie. Ce discours n’a pas duré longtemps.
Vers la fin des années 2000, la Russie et l’Union européenne, toutes deux fortement impactées par la crise économique et financière de 2008 et, tirant un bien modeste bilan des années de rapprochement, sont entrées dans une longue période de répulsion mutuelle. Un nouveau sentiment d’humiliation émerge en Russie, dont la source semble être ces Européens, incapables de parler d’égal à égal, et se positionnant souvent (dans la perception de Poutine) comme des donneurs de leçons. Ce contexte conditionne l’apparition d’un nouveau storytelling.
Cette fois, une vague de diabolisation de « l’Occident », englobant « États-Unis ET Europe », succède au récit d’un patrimoine partagé et de liens privilégiés entre la Russie et l’Union européenne. Faisant échos au mouvement slavophile du XIXᵉ siècle, Poutine se positionne comme défenseur inconditionnel d’une altérité russe, basée sur le nationalisme, l’autoritarisme, la slavité et l’orthodoxie.
Cette altérité fonde les mesures de « protection » de la Russie vis-à-vis des manifestations de la « décadence » occidentale, constituant une justification majeure des politiques intérieures et étrangères de Poutine (loi sur la « propagande » homosexuelle, procès des Pussy Riots, intervention en 2008 en Géorgie, « retour » de la Crimée à la Russie, etc.). Le récit des malaises de la société occidentale et de l’insécurité qu’elle engendre prend alors une place toute particulière dans la communication du Kremlin.
Des récits inadaptés sur le long terme ?
Pour autant, le storytelling de Vladimir Poutine a besoin de renouvellement. En effet, la population russe s’appauvrit (notamment la classe moyenne), l’inflation est fluctuante, et le niveau de vie général baisse.
Dès lors, un discours essentiellement construit sur l’opposition et la méfiance, avec pour conséquences un isolement toujours plus important, peut avoir des effets néfastes à moyen et long terme. Le storytelling, à la puissance fédératrice certaine il y a encore quelques années, semble se transformer en bombe à retardement pour le Kremlin.
Quel que soit le niveau de résilience de la population russe et son adhésion aux idées d’un sacrifice au nom de l’exception et de grandeur de leur pays, les porte-monnaie toujours plus percés et les assiettes toujours moins remplies pourraient finir par s’imposer.
Les tensions au sein de la société russe (manifestations contre un éventuel nouveau mandat de Vladimir Poutine en avril dernier, sur la place Bolotnaïa à Moscou, etc.) illustrent les faiblesses croissantes d’un storytelling profondément nationaliste et d’opposition avec « l’Occident », qui est insuffisamment rassembleur à l’approche des élections de 2018.
Recycler le storytelling du pouvoir
Bien que l’on puisse imaginer que le pouvoir autoritaire en Russie ne se soucie que très peu d’un « déficit » démocratique dans son pays, Vladimir Poutine a, entre autres, bâti sa légitimité sur une image de proximité avec son peuple, sur une image de dirigeant ayant une « responsabilité personnelle » devant son peuple, terme évoqué avec insistance par Poutine dans sa série d’interviews accordées à Oliver Stone entre 2015 et 2017.
L’autre facteur, et pas le moindre, qui devrait persuader les autorités russes de revoir leur storytelling, est d’ordre démographique. Lors des tensions de juin dernier, à la suite de la détention d’Alexeï Navalny, nombre de manifestants étaient mineurs, de cette génération qui n’ont connu que l’actuel président. Or, ils ne seront probablement pas aussi réceptifs aux messages qui savaient avoir une forte influence sur leurs parents.
Un dirigeant qui se projette à l’horizon 2025-2030 (et c’est le cas de Poutine) se doit de trouver une bonne histoire pour gouverner dans cette perspective. Un nouveau récit reste donc à trouver, mais lequel ?
Au niveau international, les tensions avec « l’Occident » ont atteint un niveau sans précédent depuis la fin de la guerre froide, et l’élection de Donald Trump n’a, semble-t-il, pas arrangé les choses. L’intégration au sein de l’espace post-soviétique peine à trouver une dynamique commune aux pays concernés, surtout après les événements en Crimée et dans le Donbass.
Au-delà des déclarations d’amitié entre Pékin et Moscou, les projets communs ont du mal à décoller et, sur le plan interne, il est tout autant difficile de trouver d’éventuelles matières à cette nouvelle histoire qui pourrait « gouverner » les Russes. Poutine ne pourra pas faire table rase des éléments narratifs plus anciens, mais saura-t-il les recycler dans un arrangement narratif encore à imaginer ?
A écouter l'intervention de Katsiaryna Zhuk lors de l'émission de Christine Ockrent sur France Culture, «Affaires étrangères», le 14 octobre.