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Violences sous silence : une enquête en Nouvelle-Aquitaine révèle l’ampleur des féminicides en milieu rural

Manifestation le 7 mars à Paris à l'initiative d'un ensemble d'associations féministes. La moitié des féminicides ont lieu en région rurale.
Manifestation le 7 mars à Paris à l'initiative d'un ensemble d'associations féministes. La moitié des féminicides ont lieu en région rurale. Alain Jocard / AFP

Montargis, Saint-Brévin-les-Pins, Villeneuve-sur-Lot… Le huis clos estival a déjà donné lieu à 18 cas de féminicides comme le rapportent les associations. Ces chiffres sont aussi à mettre en perspective avec une dimension moins connue de la lutte contre les violences faites aux femmes : l’importance du milieu rural. En France, 50 % des féminicides ont lieu dans ces territoires où, selon les nouvelles définitions de l’Insee, réside un tiers de la population, soit environ 22 millions de personnes, dont près de 13 millions de femmes.

Or, comme l’a montré le précédent état des lieux de l’Observatoire régional des violences en 2020, à l’instar des femmes en situation de handicap, les habitantes en milieu rural cumulent les facteurs de risque d’agression.

C’est dans ce cadre que j’ai mené cette recherche en Nouvelle-Aquitaine de septembre 2021 à août 2022 pour l’Observatoire régional. J’ai travaillé à l’aide de questionnaires (mars à août 2022) et en m’appuyant sur plus de 50 entretiens individuels et collectifs auprès de professionnels et de femmes victimes ou anciennement victimes de violences dans dix départements différents de la Nouvelle-Aquitaine. Les résultats montrent que le principal facteur aggravant les violences est l’isolement de ces femmes. Un isolement géographique, mais surtout moral, accentué par des stéréotypes de sexe ancrés et un fort contrôle social qui domine ces espaces.

Premiers résultats

D’après nos résultats, 70 % des répondantes sont des victimes de violences et la moitié des témoins sont aussi victimes. En 2021, 122 féminicides ont été recensés dans le silence assourdissant des témoins. Ces données sont conformes aux enquêtes inhérentes au sentiment de discrimination où près de 85 % des témoins de violences n’interviennent pas.

Le sexe de l’auteur est à 93 % un homme : les femmes autrices relèvent majoritairement de violences intrafamiliales (coups, maltraitances envers leur enfant).


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Cette enquête relève que 40 % des victimes interrogées ont déposé plainte auprès de la gendarmerie, alors qu’on en recense seulement un tiers au numéro national dédié : le 3919. C’est aussi deux fois plus que lors des précédentes enquêtes, ce qui indique que le recours aux forces de sécurité est plus important que la moyenne nationale tous territoires confondus. Les victimes de violences parlent davantage des violences à leur famille et aux forces de sécurité. Seules 18 % n’en ont jamais parlé contre 25 % lors des deux recherches que j’ai récemment conduites.

Les résultats du questionnaire montrent une plus grande exposition aux violences physiques et des enfants directement victimes de violences physiques (presque deux fois plus que lors des deux précédentes enquêtes menées lors des deux recherches pré-citées).

L’hypothèse d’un plus grand isolement coïncide avec la stratégie des auteurs de violence conjugale. Cela renforce ainsi leur sentiment d’impunité et la vulnérabilité des victimes potentielles. Cet isolement est d’autant plus efficace que que le risque de chômage et de précarité est plus important pour les femmes en milieu rural :

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Comment les hommes isolent les femmes

Au travers des entretiens, un élément clef témoigne de l’emprise des maris sur leur femme : le contrôle des kilométrages. Étant donné que les victimes sont éloignées des structures, le compagnon peut plus facilement voir le nombre de kilomètres effectués.

« J’ai une petite voiture, mais je ne l’utilise jamais car mon compagnon garde les clés de la voiture ».

En milieu rural, les habitations les plus proches peuvent parfois se retrouver à 500 mètres, donnant un sentiment d’isolement encore plus fort car le fait de sentir une présence proche rassure (même si pour leur grande majorité, les voisins n’interviennent pas).

« Alors séparée en attente du divorce, j’ai déménagé temporairement plus loin, mais dans un lieu isolé hélas ! Je recevais un couple d’amis, il surveillait du coin de la rue. Il a attendu que je me retrouve seule. Il a tout détruit chez moi, et ensuite m’a tapée jusqu’à me laisser inconsciente sur le sol et est reparti par la fenêtre. Personne ne l’a vu ni entendu les cris ! Mes enfants (1 et 2 ans) dormaient dans la pièce d’à côté. Je les ai réveillés en pleine nuit et suis partie avec eux… ».

À ce risque d’isolement s’ajoutent les difficultés qu’ont les femmes à réunir des témoignages, avec parfois des alliances entre voisins et familles pour décrédibiliser la parole de la femme, quand ce n’est pas la peur des représailles qui empêche de prendre parti et de témoigner. À l’instar du rapport du Sénat, la présence d’armes, omniprésente, intensifie la peur des victimes et de l’entourage (proches comme voisins).


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Des néo-rurales ostracisées

On observe ici deux types de femmes en milieu rural : celles qui sont natives et connaissent tout le monde, et celles qui ont quitté leurs proches pour suivre leur compagnon, qui lui, connaît tout le monde. De manière différente, le piège se referme sur les deux catégories.

La moitié des femmes interrogées ont tout quitté pour vivre avec leur compagnon en milieu rural : amis, entourage, famille, spécialistes, parfois même leur emploi, avec l’espoir d’en retrouver. Aucune des femmes interrogées n’a pu retrouver un emploi et toutes se sont très vite retrouvées isolées et extrêmement dépendantes de leur conjoint. La situation après le départ peut perdurer lorsque la personne retourne auprès de ses proches éloignés car les moyens de pression peuvent persister, comme en témoigne cette dame de 42 ans :

« J’ai vécu 13 ans avec mon ex-conjoint que j’ai rejoint à la campagne, loin de ma famille. Ça a commencé par l’isolement de ma famille, mes amis, qui étaient très loin puis une gifle, puis les brimades verbales, le chantage affectif, j’ai connu les rapports non consentis, les pratiques sexuelles non désirées, si je ne me donnais pas à lui, c’est les enfants qui prenaient des coups. Un jour, je me suis interposée entre lui et mon aîné, et j’ai pris le coup. Ça m’a décidée à partir. Depuis, après un divorce catastrophique où il a tout fait pour récupérer les enfants, j’en bave toujours. Mes enfants sont à 600 kilomètres de moi, et je suis toujours à sa merci pour les trajets, il valide les dates au dernier moment, fait du chantage pour les conduire à l’aéroport, m’obligeant à acheter les billets les plus chers… Sept ans de divorce et toujours pas en paix… »

Ces témoignages montrent l’extrême violence et l’isolement que subissent ces femmes. Arrivant « d’ailleurs » pour reprendre un vocable récurrent, elles sont très vite isolées par leur conjoint, mais aussi souvent ostracisées par les riverains, car « tout le monde se connaît » et « tout le monde » prend le parti du conjoint « que tout le monde connaît » ainsi que sa famille.

Certaines femmes ayant un habitus urbain sont parfois même insultées et si elles ont le malheur d’en parler à un entourage/voisinage, le conjoint est aussitôt prévenu. C’est ce qui explique que ces dernières préfèrent se rendre directement à la gendarmerie pour déposer plainte lorsqu’elles ont des enfants, ou fuir lorsqu’elles n’en ont pas.


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Des rurales qui connaissent tout le monde et que tout le monde connaît

« Tout le monde le connaissait et tout le monde le trouvait merveilleux ! J’ai déménagé ailleurs avec ma mère car tout le monde le défendait ! »

Pour les femmes originaires de la même commune que leur compagnon, elles subissent aussi des pressions familiales avec parfois une connivence de certains représentants des institutions qui côtoient l’auteur :

« Ma sœur avait déposé plainte mais l’auteur des faits n’a rien pris. Les gendarmes le connaissaient bien et le défendaient. Je déplore toutes ces incitations aux victimes à déposer plaintes quand on voit comment c’est traité derrière ! »

Ces femmes consultent aussi peu ou pas de spécialistes en raison d’une part d’un manque criant de médecins dans les zones rurales, mais aussi de la stigmatisation du suivi psychologique (« je ne suis pas folle »), un point récurrent en milieu rural. Ainsi, beaucoup de femmes restent seules avec leur traumatisme, même après une séparation.


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Stéréotypes sexistes très ancrés

Les entretiens menés ainsi que les réponses au questionnaire montrent par ailleurs un profond ancrage des rôles sexués entre les femmes et les hommes. Si ces derniers concernent tous les territoires, en milieu rural, il apparaît plus accentué.

Certains hommes considèrent ainsi que la place de la femme est dans son foyer, très peu autorisée à investir l’espace public, en dehors des courses et des enfants.

Tout écart de comportement est noté : comme l’indique la chercheuse Clémentine Comer « les formes d’interconnaissances existantes dans le monde rural peuvent contribuer à enfermer la femme dans la cellule conjugale », permettant un contrôle des femmes plus important qu’ailleurs.

Enfin, cette difficulté à préserver l’anonymat en milieu rural pèse aussi sur la libération de la parole. Lorsque certaines femmes victimes de violences sont obligées de rester dans la même commune après la séparation, elles peuvent basculer de l’isolement à la solitude et à l’ostracisme.

Une relégation étatique ?

Les préconisations issues de cette recherche prennent majoritairement en compte le contrôle social. Comme on l’a vu, il ne suffit pas d’avoir un permis de conduire et un véhicule pour penser la sortie de l’isolement, car le contrôle du conjoint renforcé par le contrôle collectif peuvent être la cause de ces empêchements. La solidarité observée dans ces territoires peut parfois se retourner contre les victimes.

Par ailleurs, la politique d’attribution de logement social priorise les personnes qui ont un emploi près des centres urbains, éloignant encore plus celles éloignées de l’emploi en prenant en compte les revenus d’activité et « la solvabilité des ménages ». Il serait souhaitable d’effectuer des régimes d’exception afin de faciliter le parcours de sortie des violences, car certaines femmes interrogées finissent par se résigner, sans autre aide extérieure.

À l’issue de cette recherche, une analogie peut être établie entre l’isolement géographique, et l’isolement étatique, qui peut être comparable avec la relégation opérée dans les quartiers prioritaires de la ville. Néanmoins, on relève un élément supplémentaire pour les femmes victimes de violence en milieu rural : l’isolement moral. En effet là où l’on observe une forme de solidarité entre femmes dans les quartiers prioritaires de la ville, la solidarité en milieu rural isole et renforce une certaine culture du silence.

Les recherches demeurent embryonnaires sur ce sujet en France, contrairement par exemple au Canada ou au Royaume-Uni. L’état, dans une logique d’équité territoriale, devrait être davantage présent sur ces territoires surtout au regard du fait que la précarité financière vient par ailleurs fragiliser la situation de femmes en milieu rural.

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