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Hip Hop Management

Vivendi, SocGen, UBS… Volkswagen : des dirigeants héroïnomanes ?

Warren Buffett et Jay Z sur la Une du magazine « Fortune ».

Comment, en tant que scientifique, survit-on à la découverte de l’atome lorsqu’on en voit l’utilisation ? La question date de 1945. Elle trouve un écho particulier dans la recherche en management.

En 1976, Michael C. Jensen et William Meckling produisent l’article qui, pour la recherche en finance, constitue une sorte de E=mc2 : Theory of the Firm : Managerial Behavior, Agency Costs and Ownership Structure. Il figure en effet parmi les plus cités au monde et l’accord est unanime pour considérer qu’il a donné l’impulsion à la création d’un nouveau champ scientifique : la finance d’entreprise et son corollaire, la « corporate governance ». La base RePEc, qui fait autorité, le classe parmi les dix articles les plus téléchargés, cités, bref « influents ». En 2007, La Revue Française de Gestion avait dignement fêté l’anniversaire du « Jensen & Meckling 1976 » sous la plume de Jacques Thépot.

Pour le chercheur en management, l’impact en pratique des idées contenues dans cet article, et dans les travaux qui suivront, est sidérant. Depuis les critères de (bon) fonctionnement des conseils d’administration des entreprises cotées, des critères de fonctionnement des systèmes de contrôle interne des organisations jusqu’au développement du concept d’employabilité – qui instille partout l’idée d’un capital à valoriser sur un marché – en ressources humaines : innombrables sont ceux qui, dans le monde réel, font du « Jensen et Meckling » … généralement sans le savoir. Mais pour être tout à fait précis, il conviendrait de dire surtout du « Jensen » … même si celui-ci n’arrive, toujours dans la base RePEc qu’à la 81e place. Par comparaison, Jean Tirole se classe, lui, à la 7e place…

Mentir : le pire des crimes

Pour se faire une idée plus avancée, on trouvera dans le texte suivant de Gérard Charreaux, « Michael C. Jensen : le pionnier de la finance organisationnelle » (dans Les Grands Auteurs en Finance, Editions EMS, 2003) une présentation très complète du cadre conceptuel de la théorie positive de l’agence en général, et des travaux de Michael Jensen en particulier. Un texte rédigé en 2001, du temps où Jensen était au firmament de son autorité scientifique.

On peut résumer l’esprit de la théorie positive de l’agence et des travaux de Jensen en une formule-choc : mentir, et donc abuser la confiance des tiers, est le pire des crimes. Il est vrai que le capitalisme anglo-saxon fait de la croyance dans la vertu du marché et de l’égalité des chances d’accès à l’information le socle de cette démocratie aux Amériques analysée par Tocqueville. Comme il est notoire que tous les codes de « bonnes pratiques » en matière de gouvernance d’entreprise qui ont été produits ces vingt dernières années, par exemple en France (rapports AFEP-MEDEF, Bouton, Viénot, etc.), en sont mécaniquement inspirés ; que ce cadre conceptuel est au principe même de la loi Sarbanes-Oxley, rédigée et adoptée suite au « scandale » ENRON, et qui a nourri d’innombrables débats certes scientifiques, mais aussi politiques… Alors oui, si l’on devait juger un auteur à l’aune de son impact en pratique, on pourrait probablement inverser les classements RePEc de Michael C. Jensen et de Jean Tirole : c’est d’ailleurs ce que démontre la base SSRN qui classe Michael C. Jensen non plus à la 81e place, mais à la… 2e position.

L’étrange disparition du Pr Jensen

Pourquoi ce long détour ? Pour pointer qu’après avoir dominé les bibliographies académiques jusqu’au début des années 2000 et le scandale Enron, les travaux plus récents de Michael C. Jensen ont purement et simplement disparu des écrans radars et des classements.

Il est vrai qu’avant 2001, il était l’un des plus ardents promoteurs des stock-options pour résoudre le problème « scientifique » du conflit d’intérêt qui oppose les calculs des actionnaires et des dirigeants des entreprises cotées. Que depuis 2004, et dans le langage feutré de la publication académique, il n’a eu de cesse de crier au scandale contre ces dirigeants « héroïnomanes » qu’il aurait lui-même contribué à créer par ses travaux : ceux-ci savent parfaitement que les promesses de gains qui justifient les cours de bourse de leurs sociétés ne pourront être tenues, mais ils se gardent bien de le dire pour mieux continuer à se shooter à la croissance de leurs patrimoines personnels. Et quand le scandale éclate, le parachute est dans tous les cas, pour eux, doré.

On pourra dire que la prise de conscience aura été tardive chez Jensen. Mais elle n’est pas feinte, puisque ces dernières années il a fait de l’intégrité le cheval de ses nouvelles batailles académiques. Il arpente ainsi avec quelques autres « illuminés » la route d’une renaissance et prêche pour un nouveau capitalisme. On est tenté de dire : un capitalisme où la recherche ne serait pas mobilisée et citée que lorsqu’elle légitime les surprofits illégitimes de quelques-uns.

Agency or not agency

Car de deux choses l’une. Soit on adhère à la théorie de l’agence (et à la théorie de l’architecture organisationnelle sous-jacente) qui a rendu légitime l’inflation salariale des PDG et de leurs équipes, et alors la théorie est claire : la conception des systèmes de contrôle interne est la seule responsabilité des dirigeants, démesurément rémunérés en raison de l’importance de la tâche. Alors, toute « faute » de conception dans le domaine de l’architecture organisationnelle doit leur être imputée. Y compris au pénal.

Soit on juge la théorie impraticable, tant elle ne se comprend qu’à l’aune de son idéologie. En clair, une telle responsabilité sur les épaules des équipes de direction, en matière de systèmes de contrôle garantissant l’intégrité et la transparence de l’information est totalement illusoire et irénique. Dont acte. Alors, les salaires et stock-options versés l’ont été indûment. Ils devraient donc être logiquement rétrocédés, puisque cela représente une spoliation sans précédent historique sur le dos des « moutons » que sont les porteurs de titres (c.-à-d., les actionnaires, au nom desquels on prétend agir)… ou les contribuables.

Le shoot des stock-options

Dans les deux cas, qu’il s’agisse de scandales anciens comme ceux d’Enron, WorldCom, Vivendi ou Société Générale ou plus récents tels UBS ou Volkswagen, des salariés ne sauraient en aucun cas être jugés responsables quand vient l’heure de se refiler la patate chaude de la responsabilité de l’arnaque. Pour une raison simple : l’enrichissement personnel sur la base des fautes commises est indémontrable pour le salarié, alors même qu’il est mécanique pour un dirigeant sous emprise de stock-options. Et la répétition des scandales trouverait alors sa plus juste explication dans un aveuglement aussi mimétique que collectif au désastre des dirigeants, pour reprendre l’analyse d’André Orléan.

Pour conclure, j’ai eu grand plaisir, il y a deux ans, à adresser un mail au Pr. M.C. Jensen. Je lui ai indiqué que je rêvais du jour où, en France, les journalistes économiques, politiques et les chroniqueurs judiciaires s’intéresseraient aux travaux les plus récents du Pr. Michael C. Jensen, singulièrement ceux sur l’« héroïne managériale » et l’« overvalued equity ». Que ceci pourrait jeter une lumière très nouvelle sur la crise de 2007 et la manière dont, en France, nous aurions pu passé à côté de quelques scandales d’héroïne et d’overvalued equity. Enfin, puisqu’il fait de Warren Buffett l’exemple de cette intégrité qu’il appelle désormais de ses voeux comme objet majeur d’investigation scientifique, je lui ai demandé s’il considérait, comme le magazine Forbes, que Warren Buffett et Jay-Z de ce point de vue se ressemblent à s’y méprendre.

Il m’a poliment répondu. Mais je n’ai évidemment pas obtenu de réponses claires à mes questions. Il faut dire que Michael Jensen a dû être surpris du toupet des questions posées par un obscur « professor » français « sans H-Index », qui se présentait comme rédacteur en chef d’une tout aussi obscure Revue Française, fût-elle de Gestion. Dommage.

Oui, dommage. Puisque même Ben Bernanke trouve désormais qu’aux USA et ailleurs, les grands patrons que Jensen et Meckling soupçonnaient d’une tentation d’opportunisme s’en sont quand même bien sortis, de cette « crise » : « Les dirigeants de Wall Street auraient dû être poursuivis », vient-il de lâcher avec une liberté de ton que l’on osait plus espérer.

Il est vrai que si, pour filer Steve Jobs, l’objectif d’un « top-manager » ne devrait jamais être de « finir le plus riche du cimetière », on est en droit de se demander si cela n’a pas constitué en nombre de cas un motif de crime non négligeable. Aux États-Unis, bien sûr. Mais aussi en Europe. Globalisation des « bonnes pratiques » managériales et de gouvernance oblige.

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