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Vivre l’Ukraine en exil, son héritage culturel dans la peau

Une femme en train de se faire tatouer sur le cou
Tatouage de vychyvanka sur le cou de Marguerita, à Lisbonne. A. Desille, Fourni par l'auteur

Nous sommes dans un studio de tatouage à Lisbonne, au Portugal, en novembre 2022. L’artiste tatoueuse, exilée ukrainienne, presse son aiguille sur la peau de la nuque de Marguerita, une jeune femme elle aussi ukrainienne, qui s’est offert ce tatouage pour ses 18 ans. Dans son sac, elle a rangé la chemise traditionnelle (ou « vychyvanka »), brodée par son arrière-grand-mère et qui a inspiré ce motif.

Marguerita vit depuis sa naissance à Amadora, une ville de la banlieue de Lisbonne où je réalise un projet de recherche depuis 2021. La première fois que j’ai rencontré Marguerita, elle m’a raconté les jours qui ont suivi l’invasion de l’Ukraine, et l’urgence qu’elle a ressentie d’aider ses compatriotes. Aidée de sa mère, elle a organisé une collecte de dons à Amadora – qui comptait avant le début de la guerre 700 résidents et résidentes originaires d’Ukraine. Lors de cette collecte, la maire d’Amadora, Carla Tavares, l’a approchée et lui a proposé de l’aide : Marguerita a obtenu un local pour entreposer les dons. L’organisation de l’aide s’est par la suite institutionnalisée et la mairie a systématisé la collecte, mais Marguerita est devenue une figure emblématique de la ville d’Amadora.

Les débuts de l’immigration ukrainienne au Portugal

Depuis les années 2000, les personnes ukrainiennes figurent parmi les populations migrantes majoritaires du Portugal. D’abord employées temporairement dans la construction, l’industrie et l’agriculture, ces populations se sont installées plus durablement : leurs familles les ont rejointes au Portugal, les demandes de nationalité portugaise se sont multipliées, et elles ont ouvert leurs propres commerces ou ateliers).

La crise économique qui a durablement affecté le sud de l’Europe à partir de 2008 a ralenti l’immigration ukrainienne au Portugal, mais, avant que la guerre n’éclate, les autorités portugaises recensaient encore 27 195 résidents ukrainiens au Portugal. Au printemps 2023, le Portugal avait déjà octroyé une protection temporaire à 59 000 exilés ukrainiens.

Marguerita est née au Portugal, mais elle se revendique ukrainienne :

« Je suis née ici [au Portugal], mais je n’ai pas à m’y adapter. Je peux m’adapter à la vie quotidienne, OK. Mais mon sang est ukrainien. Mon sang est hérité des générations précédentes, et il vient de ces terres. » (entretien avec Marguerita, 2022, traduction de l’autrice)

Bien avant la guerre, et comme nombre d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes de la diaspora, Marguerita était déjà fortement impliquée dans la sauvegarde et la reconnaissance du patrimoine ukrainien. Élève à l’école ukrainienne le week-end, joueuse de l’instrument traditionnel ukrainien bandura, collectionneuse de vychyvankas, elle voit ce patrimoine fortement mis à l’épreuve dès le début du conflit.

Alors que son anniversaire approche, Marguerita décide d’imprimer sur son corps ce patrimoine national, diasporique, et aussi familial.

Faire vivre ailleurs sa culture dominée

Suite à des attaques russes sur des sites culturels ukrainiens, le ministre de la Culture en Ukraine a dénoncé un « génocide culturel » en septembre 2022. Des fonds d’urgence sont débloqués pour soutenir la culture ukrainienne.

En parallèle, les autorités ukrainiennes ainsi que certaines institutions culturelles européennes encouragent le boycott de la culture russe : en Ukraine, ce boycott est la continuité d’une « décolonisation » de la culture et d’une affirmation de l’identité ukrainienne entamée depuis quelques années en réponse à la domination russe tandis que, pour les institutions culturelles européennes ou nord-américaines qui ont déprogrammé des artistes russes, ces sanctions sont perçues comme un moyen de pression pendant la guerre.

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La décision de Marguerita s’inscrit dans un mouvement plus large, constaté depuis le début de la guerre aussi bien en Ukraine qu’au sein de la diaspora. En effet, face à l’agression russe, de nombreuses personnes choisissent de se faire tatouer des symboles de leur pays, et notamment des inscriptions en langue ukrainienne ou des images du folklore ukrainien.

La chercheuse Kateryna Iakovlenko raconte ainsi que l’artiste Olia Fedorova s’est tatoué « Souviens-toi qui tu es » en ukrainien sur son bras. Le tatouage comme acte de patrimonialisation n’est pas l’apanage des personnes ukrainiennes, et la pratique se multiplie dans de nombreux groupes diasporiques, allant même jusqu’à l’incorporation de cendres de défunts dans le tatouage.

Comme toujours décidée à mettre en valeur les compétences des femmes ukrainiennes qui l’entourent, Marguerita se tourne vers une artiste tatoueuse en exil, accueillie depuis son arrivée au Portugal dans un studio du centre de Lisbonne. Elle m’a invitée à passer la journée au studio avec elles où j’assiste à l’impression du tatouage basée sur la vychyvanka brodée par son arrière-grand-mère. J’ai pris des clichés que je lui ai envoyés le lendemain. Elle en a utilisé quelques-uns pour illustrer sa page Instagram, et a accompagné les photos de ce texte en portugais et en ukrainien :

« Je ne sais pas si je vois ça comme un tatouage, parce que pour moi c’est beaucoup plus que ça, je sens que d’une certaine manière il faisait déjà partie de mon corps. » (« Não sei se vejo isto como tatuagem, porque para mim é muito mais, sinto que de certa maneira já fazia parte do meu corpo », publié en novembre 2022, traduction de l’autrice)

C’est comme si le tatouage avait transpiré, plutôt qu’avait été imprimé. Patrimoine incarné.

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