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Votes blancs, le bûcher des « voix perdues »

L'élection de 2017 aura connu un pic de votes blancs et nuls. Damien Meyer / AFP

Avec 4 069 256 bulletins blancs et nuls, le second tour du scrutin présidentiel enregistre un étonnant record. Jamais autant de voix n’auront été écartées, lors de ce type d’élection, du total des voix attribuées. Un chiffre de 8,46 % des inscrits qui, en s’ajoutant à une abstention particulièrement élevée (25,44 %), aboutit à un constat sans appel : plus d’un électeur inscrit sur trois n’a voulu ou tout simplement su, le 7 mai, transformer sa voix en « suffrage exprimé ».

Ne pas choisir l’un des deux candidats en lice aurait été, pour les partisans du « ni-ni », une façon de contester l’affiche de ce second tour. Une tactique que beaucoup ont dénoncée comme un refus pur et simple de faire barrage au Front national. Allergie au « vote utile » ou comportement menaçant la Ve République ? Ce sont, en fait, deux conceptions de l’acte de vote qui s’affrontent. La première tient pour acquis que voter, c’est décider et déjà en désignant qui gouverne. L’autre ne jure que par un impératif : celui de représenter une sensibilité politique.

Les travers du « billet blanc »

L’idée que seuls les « suffrages exprimés » puissent être comptabilisés date de la Monarchie de Juillet, régime qui a vu la naissance du parlementarisme moderne. Pour constituer le gouvernement représentatif, seule l’obligation de « faire des députés » compte. C’était là une manière de rompre avec les assemblées délibératives de la Révolution. Furent ainsi écartés les suffrages blancs, puis ceux portant la mention « ni l’un ni l’autre », « l’un et l’autre », et enfin ceux ne comportant pas « une désignation suffisante » (futurs « bulletins nuls »).

Ce choix politique a suscité des critiques, et d’abord celle du recul de la liberté d’expression. Cette réglementation enlevait à l’électeur une part de son droit. Dès lors que les électeurs venaient donner leur suffrage, leur présence devait compter. Ils s’étaient prononcés. Ils méritaient donc d’être comptés, au moins pour calculer le seuil de majorité requis.

Et pourtant, le Second Empire puis la IIIe République ne sont plus revenus sur cette disposition. Les bureaux de vote étaient chargés de cette « appréciation arbitraire ». Au nom d’une police des voix, l’offre électorale s’imposait au « choix électoral ». Le sens de ce renversement est simple. Était entérinée l’idée selon laquelle un suffrage véritable a pour support un bulletin endossant une attribution légale.

Ce 7 mai 2017, ils ont été des millions à en faire l’expérience. Un chiffre encore plus éloquent si on le rapporte aux votants plutôt qu’aux inscrits. C’est alors 11,47 % qui ont déposé un bulletin blanc ou nul dans l’urne, contre 2,58 % au premier tour. Plus précisément, il y a eu dimanche dernier, 8,51 % de blancs et 2,96 % de nuls. Soit le double de 2012 !

Des votants… non-votants

En 2017, c’est la première fois que ces deux types de vote sont comptabilisés séparément. Mais la loi du 21 février 2014 n’admet toujours pas les bulletins blancs dans les « suffrages exprimés ». Résultat : voter blanc équivaut encore à s’abstenir.

Ces voix reflètent surtout un affaiblissement du clivage droite-gauche, déjà observé sous la Ve République. En 1969, la qualification des deux candidats de droite Georges Pompidou et Alain Poher avait amené une hausse spectaculaire des votants… non-votants. Éliminée dès le premier tour, la gauche avait largement contribué aux 6,42 % de bulletins blancs et nuls enregistrés au second. Un chiffre cinq fois plus important que celui établi quinze jours plus tôt.

Plus près de nous, on se souvient qu’au lendemain du 21 avril 2002, le deuxième tour Chirac-Le Pen avait enregistré un pic de 5,84 %. En 2012, dans un système partisan désorganisé par la consolidation de trois grands blocs (FN-UMP et alliés-PS et alliés), c’est le duel Hollande-Sarkozy qui frustra une partie significative de l’électorat. Au point de faire exploser le taux de voix perdues qui passa du premier au deuxième tour de 1,92 % à 5,82 % des votants. En revanche, ce taux n’a jamais été aussi faible qu’en 1974 et 1981. Avec respectivement 1,34 % et 2,88 %, c’est l’époque où les partis formant la « quadrille bipolaire » (gauche socialiste et communiste d’une part, droite gaulliste et centristes libéraux d’autre part) mobilisaient plus de 90 % de l’électorat.

La fin d’un système partisan

En 2017, on en est loin : si Emmanuel Macron est mieux élu que ses deux prédécesseurs, la variation des blancs et nuls entre les deux tours s’avère inédite. Elle atteint près de 10 points. Un record du à l’effondrement des deux partis de gouvernement (PS d’un coté, Républicains alliés à l’UDI de l’autre), mais aussi à la démobilisation des électeurs de la France Insoumise. Chez ces derniers votants, l’appel à mettre un bulletin blanc dans l’urne – soit une enveloppe vide, soit un papier blanc de sa propre fabrication – aura été largement suivi. Parmi les autres types de scrutin récents, seul le deuxième tour des départementales de 2015 s’approche d’une telle configuration avec un taux de blancs et nuls de 8,3 % des votants.

2017 n’est pas un accident – ni moral ni psychologique. Ce scrutin consacre un réalignement partisan, à la fois brutal et balbutiant. S’il est parfois difficile d’interpréter les votes nuls, force est de noter que beaucoup d’entre eux sont, en 2017, politiquement constitués. Ils traduisent surtout, par la dérision ou l’amertume, la déception du premier tour : fausse lettre d’embauche des deux candidats, dessin d’une tour Eiffel embrassant le Général de Gaulle, cœur accroché au nom de Marine Le Pen, bulletin en faveur d’un « lave-linge, le seul qui respecte le programme »…

Il est vrai qu’une grande majorité d’électeurs ont dû, au second tour, voter pour un autre candidat que celui auquel ils avaient fait confiance deux semaines plus tôt. Une « déprise électorale » elle-même provoquée par l’affaiblissement de la bipolarisation chère à la Ve République.

La signification des bulletins blancs et nuls est donc principalement politique. La liberté du suffrage ? En ce début de XXIe siècle, elle s’oppose de plus en plus à ses conditions légales d’expression. C’est pourquoi, au premier tour, six candidats sur onze invitaient à la réforme. Une attente aujourd’hui portée par des millions d’électeurs qui ne peuvent plus être doctement assimilés à une « absence d’intention » ou une « inefficacité matérielle ».

Emmanuel Macron doit s’attendre à retrouver ce défi sur son chemin. Car les votes par défaut et les défauts de vote atteignent désormais leur plus forte proportion… depuis le référendum de 1972. À l’époque, l’enjeu était, dans le contexte du référendum perdu par De Gaulle de 1969, l’élargissement de la Communauté européenne à la Grande-Bretagne. Aujourd’hui, c’est la légitimité même de la présidence de la République qui est en jeu. Et, avec elle, un certain engagement européen de la France.


Dernier livre paru : « Une histoire de la représentation », ed. du Croquant, 2016.

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