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Academic All-Star Game, épisode IV : « Dieselgate » et affaire Carlos Ghosn

Jean‑Michel Saussois et Franck Aggeri (de gauche à droite).

Ce texte de Marine Stampfli, Baptiste Brossillon et Louis Choisnet (élèves normaliens de l’ENS Paris-Saclay et étudiants en Master Management stratégique de l’Université Paris-Saclay) est publié dans le cadre d’un partenariat entre The Conversation France et l’Academic All-Star Game, cycle de conférences débats organisés par les étudiants de licence économie-gestion de l’ENS Paris-Saclay et de la faculté Jean Monnet (droit, économie, gestion) de l’Université Paris-Sud. Ce cycle est soutenu par la MSH Paris-Saclay.


Programme complet de l’Academic All-Star Game.

Le quatrième épisode du cycle de neuf conférences de l’Academic All-Star Game 2018-2019, organisé par la faculté Jean‑Monnet, a eu lieu ce jeudi 21 février 2019. Rappelons l’enjeu de ce cycle de conférences : s’interroger sur l’avenir de la recherche en stratégie et en management, une mort clinique ou une renaissance (pour paraphraser l’intitulé de ce cycle). Quel est son rôle ? Quels sont ses apports pour les praticiens ? En effet, l’idée sous-jacente serait qu’en s’éloignant du terrain, du concret, du réel diront certains, les sciences de gestion ont perdu de leur consistance.

Ce quatrième épisode, avec Franck Aggeri et Jean‑Michel Saussois, ne fait pas exemption à la règle, et tente de comprendre par le biais de l’introduction de l’idéologie néo-classique en sciences de gestion cet éloignement du terrain ainsi que ses conséquences sur les pratiques.

L’épisode IV de l’Academic All-Star Game, avec Franck Aggeri (Mines ParisTech) et Jean‑Michel Saussois (ESCP Europe).

Avant toute chose un rapide retour sur le profil de ces deux professeurs s’impose. Franck Aggeri est docteur en management et enseigne aux Mines Paris Tech. Il dirige également le centre de gestion scientifique et publie régulièrement dans le magazine Alternatives économiques et sur le site The Conversation. Il s’intéresse à la responsabilité sociale des entreprises, à la question climatique, aux instruments de gestion mais aussi à l’interférence des économistes en sciences de gestion.

Jean‑Michel Saussois, docteur en sociologie, est professeur émérite à l’ESCP Europe. En 1990, il crée l’Agence nationale pour la valorisation interdisciplinaire des sciences de l’Homme et de la société auprès des entreprises (Anvie). Il est également consultant à l’OCDE. Ses thèmes de prédilection sont le changement, la sérendipité et les politiques publiques.

Passons maintenant au contenu de cette conférence.

Faites demi-tour dès que possible !

Franck Aggeri et Jean‑Michel Saussois ont tout d’abord évoqué un problème que l’on a d’ailleurs retrouvé pour l’instant dans chacune des conférences du Academic All-Star Game : celui du manque d’empirisme actuel de la recherche en sciences de gestion. Cela apparaît d’autant plus préoccupant compte tenu de l’impact de la recherche en gestion sur la pratique managériale.


Read more: Au chevet de la recherche en gestion : #AASG2019, episode 1


D’après Franck Aggeri, cette lacune peut être la conséquence de deux phénomènes liés tous deux à l’impact croissant de la théorique néoclassique sur le monde de la gestion. Cette importance grandissante peut tout d’abord être liée au besoin de légitimité ressenti par les chercheurs en gestion. En effet, la modélisation, notamment mathématique, occupe une place prépondérante dans les articles de recherche (ce qui peut être présenté comme désolant dans un domaine de recherche centré, en grande partie, sur l’étude des comportements humains). Celle-ci permettrait de rendre plus consistants et généralisables les résultats obtenus (nous pouvons d’ailleurs nous demander si la généralité doit être un objectif poursuivi compte tenu de l’hétérogénéité même des objets étudiés en sciences de gestion). L’idéologie néoclassique s’impose donc de plus en plus, impliquant par là même une abstraction croissante.

La seconde raison pouvant expliquer l’importance croissante de la théorie néoclassique dans les sciences de gestion est celle liée au fait que les économistes, eux-mêmes, s’emparent des objets d’étude de la gestion. Ils traitent ainsi de phénomènes gestionnaires ou encore des entreprises, à l’image de Jean Tirole (voir Aggeri F., « Les phénomènes gestionnaires à l’épreuve de la théorie économique standard. Une mise en perspective de travaux de Jean Tirole », Revue française de gestion, 2015/5 N° 250). Or, comme le souligne, Franck Aggeri, si les phénomènes étudiés sont les mêmes, les objectifs visés sont très différents. Néanmoins, ces recherches influencent et modèlent la recherche des sciences de gestion. Il s’agit donc pour les gestionnaires de reconquérir la recherche en sciences de gestion en s’émancipant, en partie tout du moins, de l’idéologie néo-classique.

Jean‑Michel Saussois présente ce qu’il nomme être un « plaidoyer pour comment faire de la recherche en gestion ». Ce dernier insiste également sur un problème, lié à la réalité de terrain, pouvant apparaître. Il ne s’agit pas ici à proprement dit, d’un manque d’empirisme, mais davantage de lacunes d’interprétation des données récoltées sur le terrain par les chercheurs en gestion. En effet, lorsque les chercheurs se positionnent en tant qu’observateurs dans les organisations ils se doivent d’analyser les faits et comportements avec un regard distant. Il s’agit d’adopter une démarche d’observation critique et d’améliorer la capacité à prendre du recul face aux données récoltées. Les organisations étant composées de femmes et hommes, il est important d’aller au-delà des présupposés et de prendre de la distance par rapport aux discours tenus. Le chercheur en sciences de gestion doit en fait être capable de dégager des « non dits » afin d’avoir accès aux données tacites. La richesse d’une observation de terrain réside effectivement dans l’articulation entre savoirs explicites et savoirs tacites (au sens de Nonaka).

Jean‑Michel Saussois et Franck Aggeri ont donc insisté dans la première partie de cet acte 4 de l’Academic All-Star Game sur la nécessité, d’une part de repenser la manière de faire de la recherche en gestion en adoptant systématiquement une position critique face aux données observées et d’autre part de s’émanciper de l’idéologie néoclassique.


Read more: Au chevet de la recherche en management : Academic All-Star Game, épisode 2


Retrait de permis pour Ghosn et Volkswagen

La dominance du modèle actionnarial, imposée par les penseurs néoclassiques, a conduit à des déviances, notamment en termes de gouvernance. À titre d’exemple, ce modèle légitime la forte hausse en termes de rémunération pour les dirigeants des grands groupes.

La seconde partie de cette conférence était donc consacrée à deux scandales issus de l’industrie automobile, illustrant la crise contemporaine que traverse le management : l’affaire C. Ghosn et le « dieselgate » (Aggeri et Saussois, La puissance des grandes entreprises mondialisées à l’épreuve du judiciaire : de l’affaire Volkswagen au dieselgate, Revue française de gestion, 2017/8 N° 269 | pages 83 à 100).

Commençons par l’affaire Ghosn. Jean‑Michel Saussois et Franck Aggeri ont reconstitué la chronologie de l’affaire portant sur l’augmentation de salaire de Carlos Ghosn en 2016. Bref récapitulatif : cette année-là, Carlos Ghosn, PDG de Renault, propose une augmentation de son salaire pour porter celui-ci à 8 millions d’euros, proposition refusée, à 54 %, par l’assemblée générale des actionnaires. Cependant, une heure après, le conseil d’administration, réuni en urgence, court-circuite cette décision et valide l’augmentation de rémunération. « Le conseil d’administration est décisionnaire », voilà en substance la défense de Carlos Ghosn face au mécontentement qui émerge dans l’opinion publique. Cela porte à s’interroger sur deux points : la défiance des actionnaires et les enjeux de gouvernance dans les grands groupes internationaux.

Pour Franck Aggeri, cette défiance n’est que la résultante de plusieurs années de contestation de la politique de Carlos Ghosn, due notamment à un manque de transparence sur la double rémunération du PDG (via Renault et Nissan), et la concentration des pouvoirs entre les mains de ce dernier (ce que le scandale de 2016 n’a fait que confirmer). Cela met en exergue les enjeux de gouvernance actuels. Celle-ci est remise en cause par l’entre-soi des conseils d’administration mais aussi par l’instrumentalisation du modèle actionnarial par les dirigeants, et ce notamment afin d’accroître leurs rémunérations. De plus, et nous l’avons vu précédemment, dans la recherche en gestion, le terrain est bien souvent délaissé. Ainsi, le modèle de la gouvernance d’entreprise est-il décorrélé des pratiques managériales. Cela amène les deux chercheurs à qualifier celle-ci de « fiction ».

Certains enjeux autour de la gouvernance se retrouvent également dans le scandale dit du « dieselgate ». Pour rappel, en 2015, le constructeur automobile allemand Volkswagen est poursuivi aux États-Unis pour une fraude concernant les émissions de particules de ces véhicules, et plus précisément une triche relativement grossière lors des tests d’émissions. Mais comment un groupe international tel que Volkswagen a-t-il pu tomber dans de tels travers ?


Read more: Au chevet de la recherche en management : Academic All-Star Game, épisode 3


Jean‑Michel Saussois et Franck Aggeri énoncent plusieurs hypothèses pour expliquer ce comportement. Reprenant le concept « d’illégalisme » de Foucault, ils rappellent que dans toute organisation des petites fraudes sans réelle gravité sont régulièrement commises sans que cela n’inquiète personne. Mais si la frontière de la légalité à cette fois-ci allègrement été franchie c’est tout d’abord à cause de ce qu’il nomme une arrogance organisationnelle qui fait que l’entreprise autoproduit son jugement et ne reconnaît pas celui des autres. Cela a conduit à une inversion du contrôle où les constructeurs automobiles (les régulés) influencent les normes produites par les régulateurs. De plus dans un contexte de peur managériale, les normes juridiques sont passées au second plan face aux attentes des dirigeants auxquelles il faut répondre, quitte à frauder et ce d’autant plus que le système de réduction de pollution n’est pas valorisé par les clients.

Enfin, et ce n’est pas spécifique au constructeur allemand, on a observé une normalisation de la déviance : puisque les autres constructeurs le font, il faut tricher pour ne pas mettre l’entreprise en danger dans un marché très concurrentiel.

Jean‑Michel Saussois et Franck Aggeri, par ces deux exemples, invitent donc à repenser le partage du pouvoir et les rapports de force dans les organisations, en d’autres termes : la gouvernance.

Une hausse des scandales à prévoir

Ainsi, durant cet acte IV du All-Star Game, Jean‑Michel Saussois et Franck Aggeri ont mis en exergue les limites de la recherche en gestion. Les deux chercheurs ont en effet critiqué le poids croissant de l’idéologie néoclassique dans le monde gestionnaire. Cette imprégnation du néoclassicisme sur le management a conduit à des dérives sur le plan pratique. En effet, les grandes firmes mondialisées, et leurs dirigeants, se trouvent de plus en plus au cœur de grands scandales. D’après Franck Aggeri et Jean‑Michel Saussois, nous pouvons donc nous attendre à une hausse significative de tels scandales dans les années à venir.

En proposant une nouvelle manière de faire de la recherche en gestion, les deux chercheurs nous conduisent à l’issue de cette conférence à tendre vers la renaissance de la recherche en gestion plutôt que vers la mort clinique.

Cette conférence permet donc de comprendre comment la dominance de l’idéologie néo-classique dans la recherche en sciences de gestion mène à des failles tant théoriques que pratiques. Nous pouvons dresser commentaire principal à cette approche : nous sommes accoutumés depuis plusieurs décennies aux critiques réciproques entre gestionnaires et économistes. Légitimer la recherche en gestion en remettant en cause les principes néo-classiques semble donc être une approche limitée. Légitimer la recherche en management suppose sans doute de mettre davantage encore en avant les forces de la gestion plutôt que les seules faiblesses de l’économie, car sinon le risque n’est-il pas de décrédibiliser in fine les deux disciplines ?

À voir, l’interview de Franck Aggeri et Jean‑Michel Saussois par Thomas Bartelt et Hugo Val, élèves de l’ENS Paris-Saclay.

À visionner également, l’intégralité de l’épisode IV de l’Academic All-Star Game avec Franck Aggeri et Jean‑Michel Saussois.

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