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Allemagne : le 8 mai 1945, jour de défaite ou de libération ?

Commémoration du soixante-quinzième anniversaire du bombardement de Dresde, le 13 février 2020. Ronny Hartmann/AFP

Dans de nombreux États du monde, la capitulation sans condition du Reich nazi le 8 mai (ou 9 dans les pays d’Europe de l’Est) est célébrée avec faste chaque année. En Allemagne, la situation est plus ambiguë. Le pays met en œuvre ce qu’on pourrait qualifier de « double gestion mémorielle » du fait de sa responsabilité dans la Guerre et de la division en deux entités distinctes qu’il a ensuite subie pendant plus de quarante ans.

1949-1990 : Deux Allemagnes, deux mémoires différentes ?

De 1949 à 1990, l’Allemagne est partagée en deux blocs : à l’ouest, la République fédérale d’Allemagne (RFA), fondée le 7 septembre 1949 ; à l’est, la République démocratique d’Allemagne (RDA), instaurée le 7 octobre 1949. Au cours de cette période, ces deux États, qui ont « épousé » deux doctrines politiques antinomiques, ne perçoivent pas la Seconde Guerre mondiale de la même manière.

En RDA, l’antifascisme est érigé en doctrine officielle. Le pays ne s’est jamais considéré comme un successeur du IIIe Reich mais comme un contre-modèle antifasciste et une zone entièrement dénazifiée. Cette approche permet aux dirigeants est-allemands de revendiquer le statut de « vainqueurs » dans la Seconde Guerre mondiale et d’affirmer que leur État représente à lui seul les valeurs antifascistes.

Deux soldats soviétiques montent la garde au Mémorial de la guerre soviétique à Tiergarten en octobre 1976 dans le secteur britannique de Berlin-Ouest. Le Mémorial a été érigé par l’Union soviétique en 1945 pour honorer ses morts de guerre, en particulier les 81 116 morts de la bataille de Berlin. Ralph Gatti/AFP

De son côté, la RFA insiste sur le fait que son régime est le mieux à même de représenter la continuité de la nation allemande (« Kontinuitätstheorie ») tout en garantissant à sa population un avenir fondé sur de nouvelles bases. Pour cette raison, les dirigeants du pays insistent sur la résistance de certains Allemands au nazisme : cette référence positive légitime la volonté de la RFA à adopter un régime antitotalitaire.

Cette instrumentalisation de la mémoire à des fins politiques permet aux deux camps d’afficher leur rivalité au grand jour : d’un côté, la RDA voit dans la « continuité » assumée par la RFA une absence de rupture avec le nazisme (ce qui permet aux gouvernants de Berlin-Est d’affirmer avec encore plus de vigueur qu’il ne leur incombe aucunement de porter la responsabilité des crimes commis par le Reich). De l’autre, la RFA présente l’existence même de la RDA comme une forme insupportable de résurgence d’un régime totalitaire sur le sol allemand.

Le chancelier ouest-allemand Willy Brandt devant le Mémorial du ghetto de Varsovie, le 7 décembre 1970. Caf/AFP

Soucieuse de s’intégrer au mieux au bloc occidental, la RFA met en œuvre une politique de réparation et d’indemnisation des victimes (« Wiedergutmachung »).

Dans les années 1960-1970, la population ouest-allemande est marquée par le procès d’Adolf Eichmann qui se déroula à Jérusalem en 1961 et par celui des responsables du camp d’Auschwitz tenu à Francfort-sur-le-Main (1963-1965) – deux procès qui mettent en évidence la participation des Allemands « ordinaires » aux crimes nazis.

L’agenouillement du chancelier Willy Brandt (1969-1974) devant le mémorial du Ghetto de Varsovie en 1970 constitue un véritable tournant dans la politique mémorielle. Pour la première fois, un chancelier allemand reconnaissait officiellement la responsabilité de son peuple dans les massacres commis par le Reich. Un geste que les médias de la RDA ont passé volontairement sous silence. Ce décalage allait perdurer jusqu’à la fin des années 1980.

La repentance de l’Allemagne réunifiée

Deux événements vont particulièrement peser sur le rapport de l’Allemagne à la Seconde Guerre mondiale. Le discours du président ouest-allemand Richard von Weizsäcker, le 8 mai 1985, jour du quarantième anniversaire de la capitulation, où il avance que la fin de la guerre a aussi signifié, pour l’Allemagne, la libération ; et, en 1997, soit sept ans après la réunification, l’exposition à Munich sur les crimes de la Wehrmacht qui brise le mythe d’une armée qui aurait été « propre », par opposition à la SS.

S’impose alors la question de la transmission de cette mémoire aux générations futures. Il est vrai que le souvenir de la Guerre tend à s’estomper : en 2017, un sondage montre que seulement 59 % des élèves âgés de plus de 14 ans savent qu’Auschwitz-Birkenau était un camp de concentration et d’extermination. En 2019, il ressort d’une autre enquête que 40 % des 18-34 ans ont peu de connaissances sur l’Holocauste.

En 2020, commémorant la journée de l’Holocauste, le président Steinmeier, devant les députés de Bundestag, attire l’attention sur cet oubli progressif :

« Nous devrons trouver de nouvelles formes de commémoration pour une jeune génération qui se demande ce que le passé a à voir avec elle et avec sa vie d’aujourd’hui. Et nous devrons trouver de nouvelles réponses pour les jeunes Allemands dont les parents et les grands-parents sont venus d’autres pays. »

Quelques jours auparavant, il tenait un discours semblable lors du Forum mondial sur la Shoah du 23 janvier à Yad Vashem (Jérusalem) :

« J’aimerais pouvoir dire que nous, les Allemands, avons appris de l’Histoire une fois pour toutes. Mais je ne peux pas dire cela alors que la haine se répand. Je ne peux pas dire cela lorsque des enfants juifs se font cracher dessus dans la cour d’école, je ne peux pas dire cela lorsque l’antisémitisme grossier se cache sous une prétendue critique de la politique israélienne. Je ne peux pas dire cela lorsque seule une épaisse porte en bois empêche un terroriste de droite de provoquer un bain de sang dans une synagogue de la ville de Halle, le jour du Yom Kippour. »

Notons qu’il a prononcé son discours en anglais, après une introduction en hébreu, car « il ne voulait pas parler la langue des auteurs des crimes nazis ».

La chancelière Angela Merkel n’a jamais, elle non plus, éludé la question du passé nazi. Depuis son entrée en fonctions, elle s’est recueillie à quatre reprises devant le mémorial de Yad Vashem. Le 6 décembre 2019, elle s’est rendue pour la première fois à Auschwitz. Auparavant, seuls deux chanceliers avaient fait de même durant leur mandat : Helmut Schmidt (1974-1982) et Helmut Kohl (1982-1998).

Une extrême droite nostalgique ?

À l’occasion des élections législatives de 2017, le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (Alternative pour l’Allemagne, AfD) faisait son entrée au Bundestag avec 93 députés (sur un total de 709), devenant par la même occasion la troisième force politique nationale. L’événement suscitait un grand émoi que l’ancien ministre des Affaires étrangères Joschka Fischer résumait en ces termes : « Certes, l’Allemagne n’est pas le seul pays européen où les populistes de droite ont le vent en poupe. Mais la résurgence de l’extrême droite n’est nulle part plus perturbante qu’en Allemagne, en raison de son passé. »

Si l’AfD ne peut être qualifié de parti « néo-nazi », certains de ses cadres entretiennent une ambiguïté doctrinale et/ou intellectuelle sur l’époque hitlérienne. Son président d’honneur, Alexander Gauland, est coutumier de phrases chocs et provocatrices. Le 2 septembre 2017, on le voit dans une vidéo louer les actions de l’armée nazie :

« Si les Français ont le droit d’être fiers de Napoléon et les Britanniques de Nelson et de Churchill, alors nous avons le droit d’être fiers des performances des soldats allemands durant la Seconde Guerre mondiale. »

Un peu plus tard, en octobre 2018, il fut accusé de paraphraser Adolf Hitler dans une tribune parue dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung. En outre, plusieurs responsables de l’AfD ont remis en cause la politique de repentance mise en place par les gouvernements allemands successifs. En 2017, Björn Höcke, le président du groupe parlementaire de l’AFD au Parlement régional de Thuringe, avait déploré l’existence à Berlin d’un mémorial de la Shoah et souhaité que l’on cesse de se focaliser sur le passé nazi :

« Jusqu’à ce jour, notre état d’esprit est celui d’un peuple totalement vaincu […]. Nous, Allemands, notre peuple est le seul peuple au monde qui a planté au cœur de sa capitale un monument de la honte. »

Enfin, le 26 avril 2020, l’AfD s’est séparé de Christian Lüth, l’un de ses porte-parole, lequel se disait fier d’être « fasciste » et revendiquait ses origines « aryennes ».

Alexander Gauland, quant à lui, campe sur ses positions. Le 6 mai 2020, il déclare que le 8 mai 1945 est « le jour d’une défaite absolue » (Tag der absoluten Niederlage).

Par l’intermédiaire de certains de ses cadres, l’AfD joue donc sur une ambiguïté persistante dans son rapport à la Seconde Guerre mondiale et au nazisme. Si le parti est pour le moment divisé entre une aile plus modérée et une autre plus conservatrice, force est de constater que c’est l’aile conservatrice qui possède une plus grande « légitimité » auprès de ses partisans.

Vers une institutionnalisation fédérale du 8 Mai ?

En ex-RDA, le 8 mai a été célébré entre 1950 et 1965 (avant l’instauration de la semaine de cinq jours entraînant, de ce fait, la disparition de certains jours de commémoration) et en 1985 comme « Tag der Befreiung » (jour de la libération). Cette date fut l’occasion de mettre en avant l’Armée rouge soviétique et la victoire idéologique du communisme sur le nazisme. En RFA, ce jour a longtemps – au moins jusqu’au discours de Richard von Weizsäcker le 8 mai 1985 évoqué plus haut – été associé, de manière non officielle, à la défaite et à la honte.

Le président de l’Allemagne Joachim Gauck entre deux vétérans de l’Armée rouge lors des commémorations du soixante-dixième anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale à Berlin, le 8 mai 2015. John Macdougall/AFP

De nos jours, certains Länder – Brandebourg, Land de Brême, Mecklembourg-Poméranie-Occidentale – ont institutionnalisé la date du 8 mai. Celle-ci donne lieu à des commémorations sans devenir pour autant un jour férié.

En janvier 2020, Esther Bejarano, survivante d’Auschwitz, a adressé une lettre ouverte à Angela Merkel et au président Steinmeier dans laquelle elle demandait que le 8 mai devienne un jour de commémoration nationale. Cette date, affirmait-elle, « doit être l’occasion de fêter la libération de l’humanité du régime nazi ». Jusqu’ici, cette demande n’a pas été suivie d’effet…

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