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Après le Covid-19, comment « reterritorialiser » l’industrie agroalimentaire ?

La généralisation des circuits courts se heurte à un obstacle majeur : le coût pour le consommateur final. Fred Tanneau / AFP

Depuis le tournant des années 1990-2000, l’économie perçoit les territoires à l’aune de leur compétitivité, c’est-à-dire de leur capacité à s’insérer dans les échanges internationaux pour créer de la valeur, de l’emploi et contribuer au solde commercial du pays concerné. Il en résulte une intégration sans cesse plus poussée dans des chaînes de valeur globales, au sein desquelles chaque territoire essaie de capter une partie significative de la valeur créée.

Il en a été ainsi des territoires agricoles à partir des années 1950 : afin d’assurer une production intensive de masse, l’industrie agroalimentaire (IAA) s’est structurée en chaînes de valeur globales dominées par des groupes industriels et la grande distribution, au sein desquelles les territoires se sont spécialisés. Les produits agricoles bruts sont collectés, conditionnés et exportés pour être transformés sur le territoire ou à l’étranger, souvent sans distinction.

Ce modèle est régulièrement critiqué pour ses coûts induits, ou « externalités négatives » : dégradations environnementales liées à la production intensive, à la monoculture et au transport international, risques sanitaires générés par l’utilisation d’intrants dangereux ou polluants, ou encore moins-disant social suscité par la pression concurrentielle et la recherche d’une rentabilité maximale.

Depuis les années 1950, l’industrie agroalimentaire (IAA) s’est structurée en chaînes de valeur mondiales dans lesquelles les territoires se sont spécialisés. Ici, une usine de surimi à base de merlan bleu pêché en mer d’Écosse localisée à Saint-Malo, en Bretagne. Marcel Mochet/AFP

La crise du Covid-19 a quant à elle mis en relief sa grande fragilité : la gestion en flux tendus a eu comme corollaire la faiblesse des stocks disponibles, alors que les mesures de confinement désorganisaient les chaînes de production et de distribution et que les États imposaient des restrictions aux échanges internationaux pour raisons sanitaires ou stratégiques.

Comment serait-il dès lors possible de « reterritorialiser » certains bassins de production et d’industries, dont l’IAA, de façon à reconnecter territoires de production et de consommation pour en garantir l’autonomie et la sécurité alimentaire, la contribution au changement climatique et la restauration de la biodiversité ?

Voie localiste

Une première voie pourrait être qualifiée de « localiste », privilégiant l’organisation de l’activité économique à l’échelle des espaces régionaux. Ce modèle, qui fait aussi l’objet de l’attention des pouvoirs publics dans le cadre de « projets alimentaires territoriaux » (PAT), a connu un regain avec la crise du Covid-19, la période de confinement ayant été propice aux réflexions en matière de santé et d’environnement.

Puisque la mise en danger des écosystèmes semblait avoir largement contribué au développement de la pandémie, les consommateurs ont cherché à se procurer des produits de qualité, si possible locaux. On a ainsi observé durant cette période une nette augmentation des ventes en circuits courts.

Mais sa généralisation se heurte à un obstacle majeur : son coût pour le consommateur final. Lorsque le transport pèse peu dans le coût du produit fini (ainsi les bananes, où la part du transport maritime dans le coût est quasi négligeable), l’échange international permet à chaque territoire de se spécialiser là où sa productivité est la plus importante, tout en important les produits qu’il ne peut pas produire lui-même, ou bien à coût plus élevé, suivant ainsi la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo.

La part du transport maritime reste négligeable dans le coût final des bananes. Mychele Daniau/AFP

La production en quantités importantes que permet l’accès aux marchés internationaux contribue à rentabiliser les infrastructures et donc réduire les coûts de production moyens. A contrario, dans les conditions actuelles, une agriculture circonscrite à un territoire restreint ne pourrait produire qu’une quantité et une variété de produits limitées, à des coûts plus élevés, avec des implications pour les consommateurs aux revenus les plus modestes.

Si les circuits courts peuvent ambitionner de recréer un lien de confiance entre agriculteurs et consommateurs, ils peinent donc à alimenter les grandes métropoles. Ils ne sauraient se substituer totalement aux schémas existants sans prise en compte de la valeur marchande des coûts induits par le modèle actuel et la transition vers une économie réellement circulaire.

Nécessaire adaptation des entreprises de l’IAA

Au-delà d’un modèle purement local, on peut envisager une réorganisation de l’IAA à l’échelle nationale. La France dispose d’une population nombreuse, d’une surface cultivable importante et d’espaces agricoles (sols, climats) diversifiés, permettant de produire une grande variété de biens alimentaires à l’échelle du territoire tout en réalisant des économies d’échelle.

L’État dispose de nombreux leviers qui lui permettent d’agir à la fois sur l’offre et la demande alimentaires : fiscalité « verte », crédits d’impôt, prêts ou garanties, normes et labels, voire achats de produits alimentaires par les administrations.

Nos travaux de recherche menés en partenariat avec Vitagora, qui ont conduit à des scénarios possibles pour l’alimentation de demain, font toutefois ressortir l’importance de la variable « pouvoir d’achat ». Or, les difficultés économiques consécutives à la crise du Covid-19 pourraient conduire les consommateurs à privilégier celui-ci, au profit des acteurs de la grande distribution et du numérique qui fournissent des aliments transformés à faibles coûts.

Les entreprises de l’IAA devront donc s’adapter. Celles qui travaillent déjà avec la grande distribution pourront par exemple s’appuyer sur le numérique pour proposer des produits transformés peu chers et accordant une importance moindre aux questions sanitaires et environnementales. D’autres joueront sur l’innovation, la qualité et la proximité pour proposer des produits locaux, labellisés et nutritionnellement qualitatifs, mais à un coût plus élevé.

De leur côté, les pouvoirs publics peuvent compenser ces coûts plus élevés par des mesures sociales : certaines agglomérations ont intégré cette considération dans les PAT, qui incluent un soutien aux populations dont l’alimentation est la plus déséquilibrée.

Inflexion européenne ?

N’oublions pas enfin que la France est partie intégrante de l’Union européenne (UE), au sein de laquelle s’appliquent les principes de libre circulation et libre concurrence dans le respect d’un cadre de convergence règlementaire. Certains pays de l’UE (Allemagne, Pays-Bas, Espagne) ont bâti depuis une vingtaine d’années des modèles agricoles et de transformation alimentaire exportateurs extrêmement performants, mais souvent peu regardants sur les conditions environnementales et sociales de la production.

Le principal pilier de la Politique agricole commune (PAC) de l’UE a pour sa part depuis la fin des années 1980 appuyé le développement de ces IAA compétitives à l’échelle internationale, tandis que le principe de « préférence communautaire », qui l’avait longtemps protégée de la concurrence des pays tiers, était abandonné dans les faits.

La filière viande étrillée par la concurrence européenne (Xerfi canal, juin 2019).

Toutefois, la PAC vise depuis plusieurs années un « verdissement » réel, les aides européennes étant par exemple conditionnées par la diversification des cultures, ou le développement de la multifonctionnalité rurale. La crise actuelle pourrait l’amener à redécouvrir un de ses objectifs originels, l’autosuffisance alimentaire des États membres. Elle constituerait donc une opportunité pour inciter les acteurs de l’IAA à raccourcir leurs chaînes de valeur, par exemple en imposant une taxe carbone aux frontières extérieures de l’UE, ou des conditions réglementaires applicables tant aux produits européens qu’à ceux importés dans l’UE.

C’est donc en combinant simultanément les échelles locale, nationale et européenne que la reterritorialisation pourra s’opérer. L’enjeu pour ces prochaines années sera de nourrir une population toujours plus nombreuse et urbaine avec des produits sains et de qualité tout en maintenant des PME et TPE économiquement viables dans des territoires dont la durabilité sera accrue.

La réflexion sur les systèmes alimentaires devra donc nécessairement être combinée à une réflexion économique plus large et à des réflexions sociale et environnementale avec le développement de l’agriculture urbaine. C’est à l’aune de cette complexité que les choix doivent être pensés.

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