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Aux frontières de Paris, apprendre de la Zone et de ses conflits

Au fil des nuages, Place Jacques Duclos, Montreuil. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY-NC-ND

Après les émeutes urbaines de fin juin-début juillet 2023, le Conseil de la Métropole du Grand Paris a adopté une résolution qui doit « permettre aux quartiers en difficulté de retrouver une dynamique positive de développement ».

Cette résolution fait partie des 12 orientations du Schéma de cohérence territoriale – le SCoT –, voté le 13 juillet 2023 avec pour ambition de constituer « la colonne vertébrale de la Métropole pour les 15 années à venir ».

Comment cette nouvelle dynamique est-elle censée se réaliser au niveau des « quartiers en difficulté » ? Par un plan d’urbanisme surplombant et un ensemble de décisions politiques qui, depuis les hauteurs de l’expertise, se projetteraient au sol des banlieues ? Après le rappeur Médine et ses différents collectifs qui ont scandé « c’est nous le Grand Paris », les juristes Xavier Matharan et Serge Pugeault ont exprimé autrement leur volonté d’élargir le droit de participer pleinement à la ville. Aussi viennent-ils d’en appeler à la formation d’une assemblée constituante pour réussir « le pari du Grand Paris » ; une réussite qui suppose d’inviter toutes les catégories de la population – dont celles des banlieues – à prendre part aux décisions.

Médine, Le Grand Paris 2.

Les recherches que j’ai menées seul et avec d’autres collègues m’ont appris que ces questions comme ces confrontations entre centre-ville et périphéries ont toutes un point de jonction qui mène à l’histoire largement oubliée de la « Zone ». Si cette dernière ne doit pas être confondue avec la banlieue, son histoire n’en reste pas moins celle des frontières urbaines et des conflits autour d’un droit à la ville dénié aux marginalisés. Hier comme aujourd’hui, ils restent le plus souvent mis au ban d’un projet métropolitain qui les traite en « sauvages de la civilisation ».

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La Zone, territoire « sauvage »

« C’est la zone ! » Voilà ce que l’on dit en français courant d’un endroit dont on veut souligner la marginalité ou le dénuement. Peu savent cependant que, du milieu du XIXe au milieu du XXe siècle, la Zone a été le toponyme d’un territoire annulaire qui se situait en lieu et place de l’actuelle autoroute du périphérique urbain : le « périph’ », dont les 50 ans viennent d’être fêtés et qui continue de tracer une frontière entre Paris intramuros et la banlieue.

C’est pendant la seconde moitié du XIXe siècle que la Zone a pris forme au pied des fortifications de Paris, dont elle a usurpé (on dirait aujourd’hui « squatté ») une bande de terre initialement réservée aux manœuvres militaires.

Carte des fortifications de Paris (1841), Gilbert Andriveau-Goujon, éditeur de cartes et d’atlas. Bibliothèque Nationale de France

Au tournant du XXe siècle, ses roulottes, wagons désaffectés et autres baraquements de fortune abritaient une majorité de travailleuses et de travailleurs pauvres, ainsi qu’une minorité de « petits malfrats » exclus du centre bourgeois, comme de la banlieue ouvrière. La morphologie sociale des habitants de la Zone – les « zonières » et les « zoniers » – correspondait à celle du lumpenprolétariat tel que Karl Marx l’a décrit, non sans mépris, lorsqu’il analysait les luttes de classes en France.

Zoniers d’Ivry, deux enfants près de roulottes (1913). Agence ROL/BNF, Author provided (no reuse)

Dans les représentations savantes comme dans les représentations populaires, la Zone agrégeait toutes sortes de « sauvages de la civilisation », dont les chroniqueurs du fantastique social – journalistes, nouvellistes ou chansonniers – ont exploité la prétendue « dangerosité ».

Avant Victor Hugo qui a repris l’expression dans Les Misérables, Alfred Delvau a dédié quelques pensées à ces soi-disant « sauvages de Paris » composés de celles ou ceux – chiffonniers, truands, voleuses et prostituées – qu’aucune cause à part la leur ne pouvait rallier

S’il paraissait donc irrécupérable, ce peuple « des bas-fonds » semblait aussi ingouvernable que rétif à toute forme d’autorité, ou de vie un tant soit peu instituée par autre chose que les codes de son propre monde.

Ces disqualifications du « bas peuple » parisien sont une constante des traits appliqués à la description des visages et du quotidien de la Zone. En 1907, Stéphane Courgey – un médecin hygiéniste d’Ivry-sur-Seine – a par exemple fustigé ces « ramassis de cabanes, de voitures de nomades usées, de wagons déclassés » ; selon lui « une curiosité mais aussi une honte de Paris ».

Zone du Pré-Saint-Gervais, chiffonnier (1936). Bibliothèque historique de la Ville de Paris/Zone de Paris, 1936-1941, Author provided (no reuse)

En 1932, dans son Voyage au bout de la nuit, Céline a brossé avec le même dégoût le portrait des venelles comme celui des personnages de ce « village qui n’arrive jamais à se dégager tout à fait de la boue ».

Des zoniers aux zonards

La Zone a toutefois subsisté aux portes de la capitale pendant plus d’un siècle, à cheval entre le milieu du XIXe et celui du XXe, avant que son démantèlement ne l’efface comme une « tache de graisse » – l’expression est de l’écrivain Jean-Paul Clébert – dont les dernières auréoles ont été bitumées.

La Zone, porte de Clignancourt (1937) Studio E.P.O.C., maquettiste (détails de l’œuvre photographiée). Musée Carnavalet

Après les grands chantiers parisiens dirigés par le baron Haussmann au cours de la décennie 1850 – et dont la Mairie de Paris fête cette année les 170 ans –, d’autres travaux ont réalisé ce recouvrement. Achevés il y a tout juste 50 ans, ils ont tracé l’autoroute du périphérique urbain en lieu et place de la Zone.

À sa manière, elle a tout de même résisté à cet effacement physique par les « non-lieux » – autant d’espaces dédiés au seul passage, comme les périphériques urbains, les supermarchés, les gares et autres transports en commun – caractéristiques d’une modernité qui s’est accélérée.

Périf. Christian Bachellier/Flickr, CC BY-NC-ND

C’est aussi à compter de ce moment que, dans le langage courant, la Zone s’est déplacée, puis reconstituée autour d’une signification aussi nouvelle que dérivée de l’ancienne. Au cours des années 1970, ses usages populaires l’ont redéfinie en nom des marges répandu bien au-delà de ses premières localisations parisiennes.

Tandis que c’en était fini du territoire annulaire des zoniers, les « zonards » se sont peu à peu imposés dans les manières de désigner celles ou ceux qui continuaient de porter les stigmates d’une Zone désormais dématérialisée.

Johnny de Montreuil et un ami, Bastille, 1975, issu de « Les sauvages de la civilisation. Regards sur la Zone, d’hier à aujourd’hui », Paris, Amsterdam éditions, 2022. Avec l’aimable autorisation de Yan Morvan, Author provided (no reuse)
Freaks, Île-de-France (1977), issu de « Les sauvages de la civilisation. Regards sur la Zone, d’hier à aujourd’hui », Paris, Amsterdam éditions, 2022. Avec l’aimable autorisation de Yan Morvan, Author provided (no reuse)

Comme d’autres signifiants ambivalents, « zonard » n’a pris tout son sens qu’au travers des usages qui en ont été faits : d’un côté l’assignation stigmatisante tenant de l’insulte faite au « marginal » que l’on disqualifie et, de l’autre, le retournement du stigmate opéré par celles ou ceux qui en sont affublés et décident de s’en revendiquer. Ces nouvelles façons de vivre, de choisir ou d’être assigné à la Zone ont été incarnées par les rockers, les « blousons noirs » et les bikers photographiés dans les marges parisiennes par Yan Morvan ou Esaias Baitel, dont l’expérience a fait l’objet du documentaire Four years of night. À leur suite, les punks français se sont également approprié ce signifiant des marges, dont une mémoire aussi vive que transgressive est conservée par le label les Archives de la Zone Mondiale.

Four Years of Night, trailer, 2012.

Des chemins alternatifs

Au tournant des années 1990 et 2000, les routards, teufeurs et autres techno travellers français ont ajouté leurs subcultures aux usages d’une Zone qui, de leur point de vue, désigne les chemins alternatifs que tracent ces groupes plus ou moins nomades dans le dos des pouvoirs, des règles et, parfois, des lois de la société instituée.

« Sur la route », Photographie d'Emy, extraite du documentaire Zone 54, Amandine Turri Hoelken. Avec l’aimable autorisation d’Amandine Turri Hoelken, Fourni par l'auteur

La Zone (ré) apparaît aussi dans le lexique des banlieues, dont elle désigne non pas l’ensemble, mais les espaces troubles et leurs styles de vie les plus marginaux. Si elle n’est en aucun cas une bannière sous laquelle se rassembleraient les groupes qui vivent selon le « code de la rue » – un ensemble de règles non-écrites qui forment une loi substitutive à celle que la société a instituée –, la Zone exprime autant qu’ elle situe leurs territoires et leurs expériences dans les dédales des banlieues.

Iencli, Vald x Sofiane.

Parce qu’ils captent toutes les attentions, ces styles de vie et leurs personnages produisent sur la banlieue un effet de « zonification ». Comme dans le cas de la Zone historique, il oriente les perceptions et conduit le plus grand nombre à ne voir là que des espaces d’abandon peuplés de minorités rétives, ou coupables de toutes sortes de transgressions. Ce stéréotype est renforcé par les politiques qui pointent du doigt les « zones de non-droit » et tiennent, à l’exemple du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, des discours de « reconquête » des quartiers prétendument « perdus » par la République.

Un mot de passe

Porter un tel regard sur les espaces périphériques pose une question qui, d’hier à aujourd’hui, conserve toute son actualité : celle de la (dis) qualification des marges, dont la Zone est un mot de passe.

SDM feat Booba, « La Zone ».

Il a beau s’exprimer différemment au fil du temps, cet « ensauvagement » ne cesse de réapparaître, avec ses appels au contrôle social qu’il faudrait exercer sur celles et ceux qui semblent toujours y échapper – parce qu’on ne les comprend pas plus qu’on ne les entend.

À partir d’une analyse des histoires comme des regards qui ont produit les récits de la Zone – et des différentes générations de « sauvages de la civilisation » qu’elle aurait abrités –, on peut continuer d’interroger les diverses façons de désigner, mépriser ou dominer les populations marginalisées.

On peut aussi étudier la violence qu’on leur prête, souvent pour mieux cacher celle qu’on leur fait. Le boulevard périphérique dont Paris a fêté les 50 ans en avril 2023 aurait-il donc recouvert à jamais les traces de celles et ceux qui ont vécu là, en marge de la société instituée ? Peut-être pas tout à fait, ou pas tant que la Zone continuera de se faire entendre…

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