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Brève histoire d’une longue défiance entre le peuple français et les élites

Manifestation lors d'un rassemblement appelant à une candidature jointe de la gauche entre les candidats à la présidentielle Benoit Hamon et Jean-Luc Mélenchon à Paris le 1er avril 2017. THOMAS SAMSON / AFP

L’histoire de la France contemporaine peut se lire à divers prismes, mais l’un des plus pertinents est celui des relations tumultueuses entre le peuple et les élites. Sur le temps long qui va de la Révolution de 1789 à aujourd’hui les moments de communion entre celles-ci et celui-là sont rares : la Fête de la Fédération de 1790 (ancêtre du 14 juillet actuel), les Trois Glorieuses de 1830, le printemps 1848, l’Union Sacrée de 1914, le gouvernement Poincaré de 1926 à 1928, le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958.

Encore faut-il même préciser que dans chacun de ces cas, il y a, au sein du peuple d’une part et des élites de l’autre, des rétifs, des exclus et des boucs émissaires qui empêchent de parler d’une unanimité totale, successivement pour les secondes les émigrés, les légitimistes, les guizotistes (partisans de François Guizot, principal ministre de Louis-Philippe), les pacifistes, les hommes du Cartel des gauches (la coalition de gauche qui a gagné les élections législatives de 1924), les dirigeants de la Quatrième République…

Sur ce tableau de 1844 représentant le Conseil des ministres du 15 août 1842, le peintre Claudius Jacquand représenta Guizot debout, à gauche, derrière le roi auquel Soult présente la loi de Régence. Claudius Jacquand

En outre, ces rares « moments » suivent de graves crises : celle de la monarchie absolue dans les années 1780, la crispation réactionnaire sous Charles X, la crise économique et sociale et l’aveuglement de Louis-Philippe et de son principal ministre Guizot dans les années 1840, l’entrée incertaine dans la Grande Guerre, la sortie douloureuse de celle-ci, la crise de la IVe République et la guerre d’Algérie.

La « parenthèse enchantée » se referme presque toujours rapidement, parce que les nouveaux dirigeants ne parviennent pas à résoudre la crise et/ou parce qu’ils donnent le sentiment au peuple qui leur a souvent permis de prendre le pouvoir de ne pas le comprendre, voire de trahir les espoirs qu’il avait placés en eux. Parfois, une fraction des élites ou une contre-élite contribue à refermer cette parenthèse plus vite. Il est rare qu’elles-mêmes profitent durablement de leur succès.

Un écart entre le « pays légal » et le « pays réel »

La séquence qui va de 1815 à 1848 est particulièrement emblématique de ce phénomène, même si elle nous paraît exotique et dépassée. Il s’agit de l’époque des monarchies censitaires, de la Restauration puis de la monarchie de Juillet.

Aux élections nationales d’alors, seuls votent et sont éligibles ceux qui paient une certaine quotité d’impôt et l’écart entre le « pays légal » et le « pays réel » est très important (90 000 électeurs et 16 000 éligibles pour 29 millions de Français en 1816, respectivement encore seulement 248 000 et 56 000 pour 35,5 millions, trente ans plus tard).

Cette période est pourtant riche d’enseignements, car elle marque un changement au sein de l’élite dirigeante des grands notables, c’est-à-dire des plus importants propriétaires qui dirigent alors la France, mais sans satisfaire pour autant les masses.

Casimir Perier par Louis Hersent, Château de Versailles, 1827. Représenté en pair de France, tenant à la main ‘l'Opinion sur le budget’, rapport destiné à contrer la politique financière de Villèle. Wikimedia/Louis Hersent — chateauversailles.fr, CC BY

En effet, la noblesse foncière qui dominait la Restauration est emportée par la révolution des Trois Glorieuses de juillet 1830, réalisée par la bourgeoisie avec l’aide du peuple parisien, mais celui-ci se voit rapidement frustré de son soutien.

La monarchie de Juillet s’appuie principalement sur de hauts fonctionnaires et des bourgeois d’affaires – symboliquement représentés par les deux premiers chefs de gouvernement du régime, deux banquiers même si l’un incarne le Mouvement (Jacques Laffitte) et l’autre la Résistance (Casimir Perier).

Les grands notables tiennent le pouvoir

En février 1848, la monarchie bourgeoise et ses grands notables, magistralement étudiés par André-Jean Tudesq sont renversés à leur tour par la petite bourgeoisie et par le peuple parisien. Las, ces derniers s’estiment de nouveau frustrés de leur victoire. Le renouvellement élitaire est très partiel comme le montrera bientôt un ouvrage collectif que nous dirigeons, le Dictionnaire des dirigeants de 1848 (à paraître à Sorbonne Université Presses).

Dès le milieu de l’année, un tournant conservateur intervient et s’accentue encore après l’élection présidentielle de décembre suivant et les élections législatives du printemps 1849. Les élites dirigeantes d’hier reviennent au pouvoir.

L’histoire se répète à plusieurs reprises par la suite. La France a connu treize changements politiques majeurs depuis 1789 dont près de la moitié depuis 1848, avec cependant, il est vrai, deux régimes très longs (la Troisième République : près de soixante-dix ans et la Cinquième, déjà plus de soixante-deux), et pourtant il y a eu très peu de renouvellements élitaires majeurs, en dépit d’un indéniable mais lent processus de démocratisation.

La défiance à l’égard des élites n’est évidemment pas spécifique à la France, pas plus hier qu’aujourd’hui, ce que montrent, par exemple, les victoires populistes des dix dernières années en Grande-Bretagne, en Italie, dans les pays de l’est européen et aux États-Unis.

Les peuples se défient largement de leurs dirigeants car ils semblent avoir perdu le contrôle de la situation avec la mondialisation, les institutions supranationales, la puissance des GAFAM, la persistance de la crise économique et sociale… Leur mise en spectacle par les médias et par eux-mêmes depuis une quarantaine d’années et le regard hypercritique de réseaux sociaux qui ont pris une importance centrale depuis une décennie ne font rien pour arranger les choses.

La défiance au cœur de l’État centralisé

Cependant, si la France a semblé aller à contre-courant du populisme en élisant Emmanuel Macron contre Marine Le Pen à l’élection présidentielle de 2017, sur la promesse, il est vrai, de l’avènement d’un « nouveau monde », de nouveaux visages et de nouvelles pratiques, la défiance n’a pas tardé à resurgir à grande échelle, comme en témoignent le mouvement des « gilets jaunes », les grèves massives face à la réforme des retraites ou, plus récemment, les records internationaux de mécontentement atteints par notre pays dans le traitement de la pandémie de Covid-19.

Hommage d’Édouard I à Philippe le Bel, considéré comme le premier monarque « moderne » d’un État puissant et centralisé. Grandes Chroniques de France (BNF, FR 2606)/Wikimedia

Le mal français vient surtout de beaucoup plus loin : un État centralisé et hypertrophié et qui, de ce fait, endosse tout le poids des responsabilités, une administration puissante depuis les légistes de Philippe Le Bel et dont la technocratie du second XXᵉ siècle est l’héritière, la formation quasi exclusive de cette élite dans un même moule qui a évolué au cours du temps et qui présente des avantages mais aussi des travers majeurs et récurrents : une certaine déconnexion du terrain et une tendance à intellectualiser des problèmes que, parfois, le simple bon sens permettrait de mieux traiter.

À chaque crise, une nouvelle formation

À chaque crise majeure, cette formation est remise en cause et des réformes sont opérées : création des grandes écoles sous la Révolution, du Conseil d’État avec son auditorat destiné à devenir la pépinière de la haute fonction publique en 1800, de l’École nationale d’administration méritocratique en 1848, bien vite supprimée pour revenir au népotisme et au clientélisme antérieurs, de l’École libre des sciences politiques et de l’École supérieure de guerre au lendemain de la débâcle de 1870-1871, puis volonté de refonder une ÉNA sous le Front populaire qui aboutit finalement à la Libération avec l’ordonnance du 9 octobre 1945, en même temps que sont créés les Instituts d’études politiques et le corps des administrateurs civils.

Aujourd’hui, Emmanuel Macron décide de supprimer cette même ÉNA qui se serait coupée, au fil du temps des réalités, en particulier ses diplômés sortis dans les tout premiers (« la botte »), mais qui ne constituent pourtant qu’une petite partie des énarques.

Il annonce son remplacement par un Institut du service public plus ouvert socialement et plus adapté aux besoins de la France et des Français. La recherche de boucs émissaires au sein des élites, ou prétendues telles, est aussi un travers très français : aujourd’hui, les énarques, sous la Révolution, les aristocrates et les prêtres, à la fin du XIXe siècle, les parlementaires et les juifs, en 14-18, les profiteurs de guerre et les « planqués », dans les années 30 puis sous le régime de Vichy, de nouveau les parlementaires, les juifs et les « 200 familles », toujours, les riches.

« La Haute-Banque contre la Nation. Pour l’application intégrale du programme, votez communiste », affiche du PCF stigmatisant les banquiers François de Wendel, Eugène Schneider, Jean de Neuflize et Édouard de Rothschild (élections cantonales de 1937). Wikimedia, CC BY

Par ailleurs, à l’heure de la médiatisation et de l’immédiateté extrêmes, la « défaite de l’intelligence » est préoccupante. Le véritable débat intellectuel disparaît trop souvent au profit d’ersatz où dominent la « pensée unique » et désormais celle des offensés, aussi excessives l’une que l’autre.

Quel chemin parcouru ici des Lumières où Rousseau disait à d’Alembert : « Que de questions je trouve à discuter dans celles que vous semblez résoudre » et même de grandes disputes entre Jean‑Paul Sartre et Raymond Aron, au grand confinement actuel des corps et des esprits.

Eric Anceau, 4 novembre 2020, Sud Radio.

La disparition de l’une de nos plus grandes revues intellectuelles comme Le Débat montre l’ampleur de l’appauvrissement de la pensée : car c’est aussi à cette élite qu’il appartient de montrer le chemin.

Les Français ne doivent pas être totalement dédouanés pour autant : n’ont-ils pas, en particulier depuis l’instauration du suffrage universel, les élites qu’ils méritent ?

C’est le constat de certains observateurs étrangers, à commencer par le politiste américain Ezra Suleiman, excellent connaisseur de notre pays où il a longtemps vécu. Il diagnostique ainsi « une tendance schizophrénique » chez les Français à réclamer quelquefois tout et son contraire : une aspiration à la verticalité d’un pouvoir qui se doit d’être exceptionnel, infaillible et vertueux et à la protection de l’État d’un côté, une passion pour l’égalité, une volonté de proximité des élites, une soif de liberté de l’autre.


Éric Anceau a récemment publié « Les Élites françaises des Lumières au grand confinement ».

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