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Changer l’école avec les neurosciences : une approche réductrice ?

La bonne pédagogie est-elle vraiment celle qui s'appuie sur les lois de fonctionnement du cerveau ? Shutterstock

Comment améliorer le niveau des élèves ? À cette question qui se pose à tout ministre de l’Éducation nationale, surtout à une période où les enquêtes internationales sur le sujet, comme PISA, font état de résultats plutôt mitigés, Jean‑Michel Blanquer semble apporter deux réponses majeures : l’évaluation des élèves et des enseignements, d’une part, le recours aux sciences cognitives, de l’autre, afin d’adapter au mieux la pédagogie à ce que l’on sait du développement de l’enfant.

Un point de départ solide et rassurant ? Cette approche rationnelle néglige en fait tout un pan de la réalité scolaire, ce qui menace son efficacité. Si les élèves ont un cerveau, il faut aussi les considérer comme les membres d’une génération, qui s’inscrit dans un contexte historique et culturel précis, qui influe sur leurs besoins et la structure même de l’institution scolaire.

Le cerveau aux commandes

Pour marquer sa volonté de s’appuyer sur les dernières avancées de la recherche, Jean‑Michel Blanquer a installé en janvier 2018 un Conseil scientifique de l’Éducation nationale. Objectif de cette instance consultative, composée pour plus de la moitié de ses membres de spécialistes de sciences cognitives ou de psychologie : légitimer mais aussi inspirer l’action politique. Le ministre en attend « des recommandations pour aider notre institution et les professeurs à mieux saisir les mécanismes d’apprentissage des élèves et ainsi mieux répondre à la diversité de leurs profils ».

Professeur au Collège de France, le président de ce Conseil, Stanislas Dehaene, croit à la possibilité de transférer les connaissances acquises sur le fonctionnement du cerveau à la fois aux enseignants mais aussi aux parents. Cet auteur prolifique et médiatique porte avec enthousiasme le produit de ses recherches en psychologie cognitive expérimentale, insistant sur les formidables capacités des bébés à comprendre leur environnement et à apprendre de lui.

Il identifie des conditions de vie favorables aux apprentissages : sommeil, bonne alimentation, oxygénation (Le Point, 10 mai 2018). Il entend améliorer le système scolaire qu’il juge « imparfait » et qui est le cadre par lequel sont actualisées (plus ou moins) les formidables fonctionnalités du cerveau (Libération, 6 septembre 2018). Et il explique ainsi que « les mécanismes cérébraux de la curiosité » peuvent être éteints par l’école « en rabrouant les enfants ou en distribuant de mauvaises notes » (L’Express, 5 septembre 2018).

Une vision mécaniste

La bonne pédagogie serait celle qui vient correspondre aux lois du fonctionnement du cerveau. Et c’est sur cette base que la lecture globale a été mise à l’écart. Mais ce qui paraît justifiable pour un choix pédagogique simple l’est-il pour une politique d’ensemble ? En réduisant les élèves à des cerveaux qu’il s’agirait d’emplir de connaissances, ne réduisons-nous pas la question de l’éducation à un problème technique simple ? En quelque sorte, il s’agirait de laisser les spécialistes du cerveau définir les contours de l’action des enseignants et les élèves obtiendraient de meilleures performances.

Cette vision n’est pas fausse, elle a sa propre cohérence. En revanche, elle part d’une analyse tronquée de la réalité qui en réduit inévitablement la portée et l’efficacité. Comme l’a souligné Marie Duru-Bellat, le contexte de la classe et d’autres facteurs sociaux peuvent faire varier du tout au tout l’efficacité d’une même méthode d’enseignement.

De notre côté, il nous semble nécessaire de questionner cette vision d’un autre point de vue. Enseignants, parents et élèves ne flottent pas dans un espace temporel indéterminé. Ils prennent place dans une histoire qui en façonne les contours, les émotions et les valeurs.

Un contexte historique particulier

Peut-être les cerveaux des élèves fonctionnent-ils suivant des mécanismes qui étaient déjà à l’œuvre il y a un siècle. Mais l’air qu’ils respirent a changé et leur place d’élèves ne renvoie pas du tout à la même expérience qu’hier. Obtenir le bac comme 80 % de sa classe d’âge n’est pas la même chose que partager ce titre avec 1 % de ses camarades. Et par-delà les différences dans les contenus des formations, la manière même dont les élèves sont définis et se définissent a radicalement changé.

Depuis leur naissance, les jeunes d’aujourd’hui sont traités comme dotés d’une personnalité propre méritant d’être prise en compte. Les parents ont été sensibles à leurs goûts personnels pour leurs loisirs, les enseignants prennent en compte leurs aspirations en vue de leur orientation. Nous ne sommes plus des sujets passifs devant revêtir des rôles assignés et impersonnels. Les enseignants appellent leurs élèves par leur prénom qu’ils ont en propre plutôt que par leur nom qui les inscrit dans une lignée dont ils sont seulement les héritiers, comme cela pouvait être le cas sous la IIIe République.

Voilà qui conduit les élèves à revendiquer leur liberté dans le cadre de la relation pédagogique. Ils peuvent objecter à leur enseignant de français qu’ils n’aiment pas lire pour justifier leur mise à l’écart d’un chef-d’œuvre de la littérature et leur absence de « bosse des maths » pour expliquer leur désintérêt et piètres résultats dans cette discipline. Bref, l’enseignement concerne désormais des élèves qui ne se pensent plus comme une pâte à modeler.

Composer avec les élèves d’aujourd’hui

L’institution scolaire ne peut pas rester à l’écart de cette profonde et discrète mutation. La soumission a priori à l’autorité professorale n’est plus possible. Les enseignants, dans le cœur de leur activité, composent avec cette situation, construisant leur autorité à la fois sur leurs compétences disciplinaires, didactiques et pédagogiques mais aussi sur leur capacité à instaurer un rapport de confiance réciproque avec les élèves qui passe par la reconnaissance de leur individualité.

Plus largement, les enseignants engagent un travail éprouvant de maintien de l’ordre sans lequel ils ne peuvent rien transmettre. Ils s’appliquent à personnaliser leur rapport aux élèves en connaissant leurs prénoms, leurs fragilités, leur histoire, etc.. Et c’est uniquement sous cette condition que la transmission devient possible. Quand Jean‑Michel Blanquer déclare qu’« un pays qui va bien est un pays […] qui valorise le savoir, qui n’est pas que dans l’individualisme et le matérialisme » (L’Obs, 30 août 2018), il décrit non pas le monde réel mais une image d’une situation passée dans laquelle la revendication d’autonomie personnelle n’était pas devenue majeure.

Les adultes eux-mêmes donnent tous les jours l’exemple de cette aspiration. Ils ont choisi de « faire un enfant » (ou non), de se marier (ou non), d’adhérer à un parti (ou non), etc. Et quand Stanislas Dehaene demande « aux parents d’exercer leur autorité pour interrompre un éventuel usage frénétique » des écrans (L’Express, 5 septembre 2018), il ne pose pas la question des conditions rendues plus difficiles aujourd’hui de l’autorité parentale à l’heure de la norme de l’individu autonome.

L’étude du cerveau prend place dans un contexte historique qui définit les individus et, s’agissant de l’école, le rapport pédagogique. S’il est utile de connaître les mécanismes du cerveau, il est indispensable de repenser l’institution scolaire à l’heure de l’individu revendiquant son autonomie personnelle. Quand tous les acteurs (élèves, parents, enseignants, personnels administratifs et techniques) vivent en tant qu’individus, il devient nécessaire de mettre à jour le système qui les rassemble de façon à ce qu’il soit en cohérence avec eux plutôt qu’en rapport fictionnel ou fantasmé. Ce vaste chantier n’est pas moins majeur.

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