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Vue aérienne de wagons et d'une ville détruite, avec de la fumée et des flammes visibles.
L’explosion d’un train fou au centre-ville de Lac-Mégantic, au Québec, avait tué 47 personnes le 6 juillet 2013. LA PRESSE CANADIENNE/Paul Chiasson

Dix ans après la catastrophe de Lac-Mégantic, qu’est-ce qui a changé ?

Dans la nuit du 6 juillet 2013, un train fou transportant 72 wagons-citernes remplis d’un pétrole très volatile déraille à Lac-Mégantic, une petite ville du sud-est du Québec. L’explosion, qui incinère le centre-ville, tue 47 personnes et fait 26 orphelins, en plus de déverser sur la ville six millions de litres de pétrole.

« Les explosions en chaîne et un bruit sifflant de gaz qui s’échappent de partout donnent à la scène des allures de fin du monde. Au centre-ville, l’enfer recrache toutes ses entrailles », écrivait le rédacteur en chef de L’Écho de Frontenac au surlendemain de la pire catastrophe ferroviaire depuis plus d’un siècle.

Comme je l’explique dans mon livre, Enquête sur la catastrophe de Lac-Mégantic : quand les pouvoirs publics déraillent, cette tragédie découle de quatre décennies de déréglementation, de privatisation, de réductions d’impôts et de mesures d’austérité qui ont érodé la sécurité des transports. Par un processus dit de « captation réglementaire », les compagnies ferroviaires ont renforcé leur pouvoir.

Par euphémisme, on parlait de ce transfert de responsabilité vers les compagnies comme d’un processus de « corégulation » ou de « partenariat », mais il s’agissait en fait d’autorégulation.

Le pétrole par rail

Entre 2009 et 2013, le transport de pétrole par rail au Canada est passé de 500 wagons-citernes par an à 160 000. Mais malgré ce danger croissant, les capacités de contrôle du Programme de transport des marchandises dangereuses du gouvernement fédéral n’ont pas suivi. Ainsi, sur la même période, le nombre de wagons-citernes par inspecteur a augmenté de 14 à 4 500.

Le lobby ferroviaire et ses alliés du secteur pétrolier ont convaincu le législateur que des règles de sécurité supplémentaires étaient superflues. Malgré une forte opposition, notamment chez Transports Canada, ils ont même obtenu que les trains des marchandises dangereuses puissent circuler avec un seul membre d’équipage.

La Montreal, Maine & Atlantic (MMA) a été la première compagnie ferroviaire à s’en prévaloir. Cette entreprise, dont le bilan de sécurité était médiocre, pouvait traverser Lac-Mégantic avec d’énormes volumes de pétrole de schiste. Et l’équipage minimaliste conduisait des locomotives en mauvais état roulant sur des voies mal entretenues.

Un homme portant un gilet de sécurité orange regarde la locomotive d'un train rouge, blanc et bleu portant l'inscription MMA sur son flanc.
Un conducteur de la Montreal, Maine & Atlantic inspectant sa locomotive à Farnham, au Québec quelques jours après la catastrophe. THE CANADIAN PRESS/Graham Hughes

Qui plus est, la MMA utilisait des wagons-citernes DOT-111 conçus à l’origine pour transporter de l’huile de maïs. Or, depuis des années, les agences canadienne et américaine de sécurité des transports levaient le drapeau rouge contre l’utilisation ce type de wagon-citerne pour le transport pétrolier.

Devant cette combinaison de manquements réglementaires et de négligence corporative, tout était en place pour une tempête parfaite.

Qui sont les responsables ?

Suite à la catastrophe de Lac-Mégantic, trois cheminots ont été inculpés criminellement puis acquittés, mais aucun haut fonctionnaire, ni politicien, ni dirigeant d’entreprise, ni administrateur, ni propriétaire n’a été inquiété par la justice. Et malgré les demandes de la communauté, aucun gouvernement n’a tenu une commission d’enquête indépendante.

Les poursuites civiles, y compris une action collective intentée au nom des habitants de la ville, ont abouti en 2015 à un règlement hors cour. Les 24 défendeurs, y compris le gouvernement fédéral, ont constitué un fonds d’indemnisation de 460 millions de dollars. Cette entente les protège désormais contre tout autre recours.

Un seul défendeur, le Canadien Pacifique – qui avait organisé le transport de la cargaison fatale entre le Dakota du Nord et le Nouveau-Brunswick – a refusé de participer à ce règlement.

Finalement, en décembre 2022, la Cour supérieure du Québec a statué que cette compagnie ferroviaire ne pouvait être tenue responsable – une décision actuellement en appel.

Trois hommes menottés marchent en file indienne
Trois employés de la MMA avant leur comparution au tribunal de Lac-Mégantic en mai 2014. Le jury les a blanchis en janvier 2018. LA PRESSE CANADIENNE/Ryan Remiorz

Les contrecoups de la catastrophe

La crainte d’un nouveau déraillement continue d’inquiéter les habitants de cette communauté. Ils vivent avec les répercussions économiques, sanitaires et environnementales de la catastrophe, alors que rien n’a changé.

De jour comme de nuit, les trains de marchandises dangereuses grondent encore à travers la ville. Toujours plus longs et plus lourds, ils continuent d’emprunter le virage serré au pied de la pente abrupte, là où le train fatidique avait déraillé. Et ils emploient toujours les mêmes vieux wagons-citernes DOT-111, ou des versions légèrement améliorées.

Seule concession : les trains traversant la ville ne peuvent plus transporter uniquement du pétrole.

Mais malgré la promesse d’une voie de contournement propriété du Canadien Pacifique et financée par le gouvernement fédéral, la construction n’a toujours pas commencé en raison des divisions quant au tracé.

Il s’en faudra certainement de plusieurs années encore, car les futurs expropriés du nouveau tracé se considèrent comme les dernières victimes du désastre.

Entre-temps, une catastrophe similaire demeure possible, car les organismes de réglementation et de surveillance manquent toujours cruellement de moyens.

Les pompiers regardent les nuages de fumée noire et l'arrière d'un wagon au milieu de la route.
Une fumée opaque s’élève des wagons qui transportaient du pétrole brut. LA PRESSE CANADIENNE/Paul Chiasson

Des problèmes de sécurité persistants

C’est ainsi que les systèmes de gestion de la sécurité (SGS) de Transports Canada continuent de figurer sur la Liste de surveillance du Bureau de la sécurité des transports (BST). Cette Liste signale « les principaux enjeux de sécurité posant les plus grands risques pour le système de transport canadien ».

La dernière Liste de surveillance, en 2022, notait que les SGS des compagnies ferroviaires « ne permettent pas encore de cerner efficacement les dangers et d’atténuer les risques ».

De plus, le gouvernement fédéral peine à percer le « secret commercial » qui voile les activités des entreprises. Sur ce plan, les lois canadiennes sur l’accès à l’information et la protection des dénonciateurs sont particulièrement inefficaces à l’échelle internationale.

La Liste de surveillance 2022 du BST conclut que les mouvements non planifiés ou non contrôlés de matériel ferroviaire, y compris les trains hors de contrôle, continuent d’« engendrer des situations très risquées aux conséquences potentiellement catastrophiques ».

Ainsi, Transports Canada n’a toujours pas rendu obligatoire l’installation de systèmes de freinage modernes susceptibles de prévenir les trains fous – une dépense que les compagnies ferroviaires refusent d’engager.

Et alors que la fatigue au travail figure clairement sur la Liste de surveillance du BST, les employeurs résistent toujours à la mise en place d’horaires de travail et de périodes de repos conformes aux données probantes.

L’occasion d’un changement

Lac-Mégantic hante toujours le transport ferroviaire sur le continent.

Un rapport sur le transport des marchandises dangereuses publié en 2020 par le commissaire à l’environnement du Bureau du vérificateur général faisait cette mise en garde : « La possibilité qu’une catastrophe semblable à celle de Lac-Mégantic se reproduise existe toujours. »

Seule une réglementation plus stricte et mieux appliquée peut réduire ce risque.

Pour paraphraser le philosophe italien Antonio Gramsci, devant l’immense pouvoir d’inertie du statu quo, la seule chose à faire est de ne pas renoncer.

This article was originally published in English

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