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Des personnes regardent des pneus en feu bloquant une rue à Bordeaux, dans le sud-ouest de la France, le 29 juin 2023, lors d'émeutes et d'incidents dans tout le pays après le meurtre d'un jeune homme de 17 ans par un policier .
Les moyens (auto)destructeurs dont usent les jeunes qui laissent éclater leur rage – en s’en prenant à leurs propres quartiers, comme aux biens publics ou privés – disqualifient jusqu’aux motifs de leurs actions. Philippe Lopez / AFP

Émeutes : au-delà des éclats, le reflet de vies brutalisées

Combien de fois le feu ? Inspirée du célèbre essai publié par l’écrivain afro-américain James Baldwin il y a tout juste soixante ans, la question résonne avec un contexte social tendu, suite au contrôle de police qui, le mardi 27 juin 2023, s’est avéré fatal pour Nahel M., 17 ans.

Les récentes interpellations, tout comme les blessures infligées aux manifestants de la marche parisienne du samedi 8 juillet – où l’un des frères d’Adama Traoré, Yssoufou, a été violemment plaqué au sol par des policiers de la Brav-M – témoignent de cet embrasement généralisé que l’État semble avoir du mal à contenir.

Plus profondément, la brutalité reprochée aux populations insubordonnées, régulièrement discréditées par celles et ceux qui représentent nos institutions – qu’il s’agisse de la fin de non-recevoir opposée aux gilets jaunes, ou aux « émeutiers » de début juillet –, interroge la façon dont les accusations de violence peuvent apparaître à sens unique dans le discours public ; car tout se passe comme s’il s’agissait de disqualifier « les marges » de la société, un processus bien documenté par les sciences sociales et que j’explore dans mes travaux.


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Identifier les violences

De quelle violence parle-t-on ? Plutôt que de celles commises à l’encontre de Nahel M., jusqu’au tir fatal, en tant que violence originelle, nombre de discours publics – à commencer par celui du Président Macron – se concentrent sur la violence des émeutiers, qualifiée d’inacceptable et d’injustifiable.

C’est à la fois une manière de réaffirmer que l’État détient le « monopole de la violence légitime » – selon la célèbre formule du sociologue Max Weber que nos politiques ont pris l’habitude de détourner – et une façon d’écarter la colère des banlieues de la sphère des légitimités.

Réinterroger cette colère et ses manifestations juvéniles pourrait cependant amener à les voir autrement : sous l’angle des « vies brutalisées » et des « violences-reflets » dont nous ne percevons que trop souvent les effets sans identifier leurs causes.

J’ai forgé ces concepts en menant des recherches auprès de différents groupes marginalisés, qui ont tous en commun d’être ou d’avoir été traités en « sauvages de la civilisation » par une grande part de l’opinion, comme par nos institutions.

Des imbrications intimes

Les vies brutalisées comportent deux aspects intimement liés. L’un est subi, l’autre agi. Tout d’abord, ces vies font l’objet d’une brutalisation continue par les effets des conditions sociales d’existence, des disqualifications socio-économiques et des ségrégations spatiales aussi bien que socioraciales.

Ensuite, ces vies incarnent tant et si bien ce continuum de brutalités qu’elles en deviennent un instrument, potentiellement aussi violent que le contexte social qui l’a forgé. L’éclat des émeutes n’est jamais qu’un exemple de ces brutalités qui, sans être excusables, restent explicables par la violence d’une situation sociale dont elles sont le triste prolongement.

C’est précisément là qu’entrent en jeu les « violences-reflets ». Elles sont à l’image des brutalités originelles dont elles masquent toutefois la source aux yeux du plus grand nombre ; comme c’est le cas pour le décès de Nahel M. et la révolte qui a suivi ce drame. Cette dernière éclate comme une violence-reflet, c’est-à-dire une violence réactive qui, aussi inexcusable et inacceptable soit-elle du point de vue des autorités, reflète la brutalité que nombre de jeunes hommes banlieusards et racisés reprochent à la police française.

Cette photographie montre un camion de marchandises endommagé et brûlé près d’un magasin Aldi dans le quartier Les Flamants, au nord de Marseille, dans le sud de la France, le 1ʳᵉ juillet 2023, après une quatrième nuit consécutive d’émeutes en France
Un camion brûlé dans le quartier Les Flamants, au nord de Marseille, le 1ʳᵉ juillet 2023, après une quatrième nuit consécutive d’émeutes en France à la suite du meurtre d’un adolescent par la police. Clément Mahoudeau/AFP

Les pouvoirs publics n’ont pas la même perspective sur le sujet. Pour voir les émeutes comme une violence-reflet, encore faudrait-il qu’ils reconnaissent leur propre brutalité à l’égard de certains groupes aussi minorisés que ségrégués et repoussés hors de la sphère des légitimités.

En effet, les moyens (auto) destructeurs dont usent les jeunes qui laissent éclater leur rage – en s’en prenant à leurs propres quartiers, comme aux biens publics ou privés – disqualifient jusqu’aux motifs de leurs actions. Ainsi le Président Macron a-t-il pu les accuser d’« instrumentaliser » la mort de Nahel M. « pour essayer de créer le désordre et d’attaquer nos institutions », ajoutant que ces fauteurs de troubles « portent de fait une responsabilité accablante ».

Que reste-t-il de la cohésion du corps social ?

Quid de notre responsabilité en tant que société ? Cette question n’a pas été posée par le président de la République ; et ce n’est pas tant la mienne que celle d’Émile Durkheim. Dans la perspective de ce fondateur de la sociologie en France, l’« intégration » de la société renvoyait à la cohésion du corps social, suffisamment forte pour être capable d’offrir une place et un rôle à toutes et tous.

Comme l’ont fait remarquer les sociologues Ahmed Boubeker et Olivier Noël dès 2013 dans un rapport rendu au Premier ministre Jean-Marc Ayrault (Parti socialiste), cette conception englobante n’a pas grand-chose de commun avec la conception culpabilisante de l’intégration qui pointe du doigt les groupes jugés par trop éloignés du foyer central de notre société.

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S’ensuit une dialectique destructrice du centre et des périphéries urbaines délaissées par une puissance publique qui a concentré dans ces quartiers les familles issues des immigrations les plus récentes. Le problème est connu depuis plus de quarante ans. Les sociologues l’ont abondamment documenté, depuis les premières enquêtes menées par l’équipe de François Dubet jusqu’aux travaux de Nacira Guénif-Souilamas, Marwan Mohammed, Fabien Truong et bien d’autres.

D’une réaction sécuritaire à l’autre

Suivant les lignes de partage qui se creusaient – celle des richesses (largement décrite), comme celle des couleurs auxquelles la France reste officiellement « aveugle » et ce en dépit des alertes de nombreux universitaires et acteurs de terrain – chercheuses et chercheurs ont diagnostiqué la fragmentation de notre société.

Il y aurait donc, d’un côté, des agresseurs qui bafouent l’État et, de l’autre, leurs victimes qui attendent de la puissance publique qu’elle les rétablisse dans leurs droits. Et si les jeunes émeutiers accusés de poignarder la République appartenaient précisément aux groupes sociaux qui sont les plus désespérés de nos institutions ? Comme d’autres, le ministre rejetterait assurément cette question ; n’a-t-il pas précisé qu’« il ne faut pas trouver d’excuse sociale là où il n’y en a pas » ?


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Une telle position se place juste en deçà de toute une kyrielle d’envolées pour le moins sécuritaires, sinon réactionnaires, réclamant « l’instauration de l’état d’urgence » et dénonçant le caractère « racial » des émeutes qui manifesteraient une véritable « haine de la France ».

Propagée depuis les quartiers périphériques de nos villes, cette dernière serait la preuve d’un « ensauvagement » autant que d’un divorce consommé entre les banlieues, leurs populations, et le reste de la nation.

Dans la zone

Ne verrait-on là que des « sauvages de la civilisation » ? D’une étrange actualité, cette expression a été popularisée au XIXe siècle par Victor Hugo, après avoir été forgée par le journaliste Alfred Delvau et l’écrivain Alexandre Privat d’Anglemont.

D’origine guadeloupéenne, ce dernier l’a appliquée, non sans ironie, aux chiffonniers de Paris (les plus pauvres et les plus méprisés d’entre les prolétaires), de même qu’aux colonisés ; car les uns comme les autres apparaissaient aux Français comme des « sauvages de la civilisation », qu’il s’agissait de contenir et de maintenir aux confins de leur monde – soit dans les lointaines colonies, soit dans les « cités » où les chiffonniers étaient concentrés.

« Quelques types d’Apaches des différents quartiers parisiens.ˮ Dessins de Louis Maleteste. Musée Carnavalet/In Beauchez J. Sans foi ni loi ? Paris 1900 sous la menace des Apaches -- RSASC, « The Law of the Outlaw »

Nombre d’entre eux vivaient aussi dans « la Zone », un espace interlope qui, à la frontière de Paris, concentrait les classes considérées comme « dangereuses ».

Selon la presse, la « Zone » constituait également le refuge des « Apaches » : ces bandes de voyous parisiens que journalistes et politiciens ont indianisés, comme pour mieux souligner le caractère « sauvage » de leur altérité, pour la correction duquel certains réclamaient toutes sortes de châtiments – dont le fouet.

Couverture du Petit Journal, 1907
Portant une casquette plate à visière de titi parisien, un foulard rouge, un veston sur pull rayé, un pantalon « mince des g’noux et large des pattes » (Aristide Bruand) ainsi que des chaussures luisantes de cirage, un apache surdimensionné domine la police parisienne qu’il menace de son surin. La légende indique : « L’apache est la plaie de Paris. Plus de 30 000 rôdeurs contre 8 000 sergents de ville. » Le Petit Journal, 20 octobre 1907

Disqualifier les marges

Ces conceptions qui conjuguent racisme et mépris de classe appartiennent-elles réellement au passé ? D’une part, l’ancien territoire de la « zone », où passe aujourd’hui l’autoroute du périphérique urbain, conserve un statut de frontière entre Paris et ses banlieues.

D’autre part, le thème de l’ensauvagement des marges ressurgit dans les discours publics dès lors qu’il est question de la sécurité des populations menacées, ou effrayées par leurs marges déclarées inciviles, pour ne pas dire incivilisées. Or, la violence qu’on leur prête sert souvent à mieux cacher celle qu’on leur fait.

À l’instar de ceux de la sociologue Rachida Brahim, les travaux qui font apparaître l’historicité de cette violence faite aux subalternes sont, plus que d’autres, questionnés du point de vue de leur « objectivité ». Une expression forgée il y a plus d’un demi-siècle par le sociologue américain Howard Becker a mis un nom sur ce phénomène. Il s’agit de la « hiérarchie des crédibilités ».

Chant d’apaches 1912 (musique et paroles d’Aristide Bruant) chanté par Aristide Bruant.

Son principal effet conduit à délivrer le label d’objectivité aux analyses qui vont dans le sens de la raison dominante – généralement celle des groupes du même nom –, tandis que leurs critiques plus proches du quotidien des groupes subalternisés sont renvoyées à la sphère des subjectivités relevant non pas de la raison, mais de l’opinion. Ce reproche est notamment adressé aux travaux sociologiques qui critiquent les dominations socioraciales et les discriminations islamophobes.

Ainsi peut-on, en même temps que l’on s’octroie le privilège de la raison, entretenir le mécanisme d’un « ensauvagement » des marges aussi ancien que performatif. Non seulement il produit les « sauvages » qu’il dénonce, mais il recrée perpétuellement le cercle vicieux dans lequel nous restons collectivement enfermés et polarisés dans nos oppositions.

Cet état de fait rappelle une phrase écrite en 1918 par le philosophe italien Antonio Gramsci, qui disait : « en surface, on voulait l’ordre et la discipline, et c’est de la surface qu’on jugeait la gravité du désordre et de l’indiscipline. »

Quand acceptera-t-on de regarder plus en profondeur, au risque de plonger dans des abîmes qui regarderont aussi en nous ? Combien de fois le feu avant que nous ne sortions du cercle vicieux pour changer de modèle de société, si nous le pouvons encore ?


L’auteur a récemment publié « Les sauvages de la civilisation. Regards sur la Zone, d’hier à aujourd’hui », aux éditions Amsterdam.

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