Menu Close

Endettés et en prison : la double peine des détenus

Détenus pris en photo le 10 mai 2022 dans une cellule du centre de Seysses près de Toulouse.
Détenus pris en photo le 10 mai 2022 dans une cellule du centre de Seysses près de Toulouse. Lionel Bonaventure / AFP

La détention entrave de multiples façons l’accès aux droits. En m’intéressant aux questions apparemment banales de consommation, de compte bancaire ou d’endettement, il m’est apparu qu’il est des droits particulièrement inaccessibles aux détenus : les droits économiques. Ces droits nous sont peu visibles, méconnus et hors de portée en détention, alors même qu’ils sont essentiels à leur insertion future.

Pour beaucoup de détenus, mécaniquement, quand ils entrent en détention, les impayés arrivent. Et il n’est pas facile d’éviter leur accumulation. Ces dettes sont liées à « la vie d’avant », elles concernent le non-paiement des loyers, abonnements, crédits, etc. À ces dettes s’ajoutent souvent les sanctions économiques dont certains détenus font l’objet à l’occasion du jugement de leur affaire : condamnations pécuniaires, frais de justice, dommages et intérêts, redressements fiscaux.

Le rapport relatif à la pauvreté en prison réalisé par Emmaüs et le Secours catholique en 2021 estime que les deux tiers des détenus sont endettés. Comment les dettes s’accumulent-elles ? Comment les détenus y réagissent-ils ? Cet endettement peut-il être évité ou pris en charge en détention ?

Quand les impayés s’accumulent…

Comme l’explique une assistante sociale rencontrée au centre pénitentiaire de Fresnes :

« L’endettement, ce sont souvent des personnes qui ne veulent pas rendre leur logement. Dans les affaires criminelles, ils ne vont pas sortir pas rapidement, et c’est parfois compliqué de leur faire entendre qu’il faudrait rendre le logement. Ils vont créer une dette qui va s’accumuler de mois en mois, qu’ils vont pas pouvoir rembourser, parce qu’ils ont plus de ressources ».

L’entrée en détention est rarement prévisible, et la privation de liberté ne suspend pas les prélèvements, les mensualités de crédit, et de façon plus générale, l’exécution des contrats. Une coordinatrice de plusieurs points d’accès au droit situés en Île-de-France déclarait lors de mon enquête :

« Les personnes qui arrivent en détention, leur vie continue à l’extérieur ! Et donc, leur bail, leurs contrats de consommation, leur contrat bancaire… tout ça, ça continue ! Et les détenus n’en ont pas forcément conscience… »

En détention, les points d’accès au droit (structure que les détenus peuvent solliciter pour toutes questions administratives ou juridiques en dehors de celles concernant leur affaire pénale) informent les nouveaux arrivants de la nécessité de résilier tous les engagements économiques : en l’absence de revenus, mieux vaut en effet éviter les dépenses.


Read more: Parler de l’administration pénitentiaire différemment pour l’envisager autrement ?


Une impossible gestion des comptes depuis la prison

Pour les détenus – et en particulier ceux ayant peu de lien avec une famille à l’extérieur –, plusieurs difficultés se présentent. Il leur faut d’abord estimer et accepter la durée de la privation de liberté.

L’espoir d’une sortie prochaine rend par exemple difficile la restitution d’un logement, dans un contexte où la recherche d’un nouveau lieu d’hébergement sera probablement difficile à la sortie. Il faut aussi accepter de s’occuper d’autre chose que de l’affaire qui les a menés en détention. Ces enjeux de consommation apparaissent bien mineurs au regard de la situation actuelle… Le tout, dans un contexte épuisant d’acculturation aux contraintes de la détention (surpeuplement, conditions de vie dégradées, isolement).

[Près de 70 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Pour celles et ceux prêts à prendre en charge ces questions de consommation, d’autres problèmes se posent : comment accéder aux informations contractuelles sans accès à Internet ou aux courriers reçus à domicile ? Comment savoir où envoyer la lettre de résiliation ? Quelle est la référence de mon contrat ? Vais-je dépenser le peu d’argent dont je dispose pour financer un recommandé avec accusé de réception à ma salle de sport ? Comment restituer la voiture louée en leasing qui est à la fourrière et comment accéder à la clé restée à la fouille ? Où stocker mes affaires si je restitue l’appartement ?

Lorsqu’ils demandent conseil, par exemple pour obtenir une adresse ou un courrier type de résiliation, le délai de réponse écrite d’un Point d’Accès au Droit est fréquemment de 3 semaines. Il est de plusieurs mois lorsqu’il s’agit de rencontrer une assistante sociale de Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP). À Fleury-Mérogis, réputée la plus grande prison d’Europe avec 3623 personnes détenues, selon nos entretiens, on compte 8 assistantes sociales : 3 au SPIP et 5 en unités de soin. En 2021, selon le ministère de la Justice, seules 56 % des antennes de SPIP disposaient d’une ou plusieurs assistantes sociales.


Read more: Toujours plus de prisons : pour quoi faire ?


C’est ainsi que fréquemment, des mois, voire des années d’impayés s’accumulent. Sur les comptes bancaires, les prélèvements sont rejetés, et les frais bancaires contribuent à dégrader encore la situation. Et finalement : « Les banques, elles clôturent les comptes des détenus !>> constate impuissante une assistante sociale de Fleury Mérogis.

Quand les détenus sortiront, beaucoup ne disposeront plus de compte bancaire. Sans compte, ils n’auront pas de moyen de paiement, pas de moyen d’encaisser une prestation sociale ou un revenu, pas d’autonomie budgétaire. Et si – situation fréquente – ils ne sont plus en possession de leur papier d’identité, leur insertion professionnelle, économique et sociale s’en trouvera retardée de plusieurs semaines voire de plusieurs mois.

Des dette domestiques et surtout des dettes pénales

Mais ce ne sont pas ces dettes domestiques qui constituent la plus grande partie de l’endettement des détenus. Ce dernier est surtout constitué des sanctions économiques liées à leur affaire tels que les dettes pénales, amendes douanières, frais de justice, dommages et intérêts aux victimes. Des redressements fiscaux complètent parfois le tableau des condamnations judiciaires.

Si les montants n’atteignent pas les millions évoqués par les médias qui relayent les faits divers états-uniens, il n’empêche que les dizaines de milliers d’euros fréquemment prononcés à l’encontre des condamnés ne sont pas sans conséquences sur des individus privés d’emploi, généralement issus de milieux pauvres, précaires et peu qualifiés. La perspective d’un emploi rémunéré au-dessus du salaire supérieur minimum est faible. Ainsi, une avocate pénale interrogée pour l’enquête énonce :

« J’ai un type, la trentaine, qui écoulait du tabac, chicha, cigarettes… au cul de sa voiture. Il se fait attraper par les policiers – puis ça remonte à la douane, etc. Il se prend une procédure pénale, donc une ouverture d’enquête, etc. Première instance : c’était entre 50 000 et 60 000 euros d’amendes, ce qui était colossal pour lui ! C’était vraiment, on va dire, un [trafic] artisanal. »

Le montant des sanctions économiques – et en particulier des amendes douanières – est un thème de discussion récurrent dans le milieu judiciaire et carcéral. L’enquête que j’ai menée montre que décalage entre le montant des condamnations et la situation socio-économique objective des condamnés désespère les professionnels qui accompagnent les détenus.

Et si les sanctions économiques sont énormément discutées en détention, c’est aussi que les détenus sont fortement incités à commencer leur paiement – et en particulier ceux des dommages et intérêts aux victimes le plus rapidement possible. Les juges d’application des peines interprètent en effet la bonne volonté à payer comme un gage d’insertion. Les détenus ne disposant généralement pas ou peu de ressources, ils proposent alors aux victimes – ou au fonds de garantie – une mensualité symbolique de quelques euros par mois. Ainsi, la coordinatrice du Point d’Accès au Droit du centre pénitentiaire Paris-la Santé témoigne :

« J’entends vraiment des détenus qui sont très stressés et qui ne savent pas comment faire. Pour une amende de 60 000 euros, quand ils n’ont pas d’argent, c’est 10 euros par mois et ils ont l’impression que ce sera sans fin. »

L’idée selon laquelle les détenus envisagent que le recouvrement des dettes va s’étendre sur toute la durée de leur vie provoquerait chez certains un sentiment d’injustice, et chez d’autres, des idées peu en phase avec le projet d’une réinsertion socio-économique. Ainsi que l’énonce une autre coordinatrice de PAD :

« Les détenus ont pratiquement tous conscience des raisons de leur condamnation, ils ne la remettent pas en question. Mais ils trouvent vraiment ça injuste d’avoir une peine d’argent, alors que c’est des gens n’en ont jamais eu beaucoup. Pour eux, c’est comme si c’était une peine à vie. Et même s’ils se font tout petits. Il suffit qu’ils aient un compte bancaire, et il y aura des saisies sur le compte bancaire. »

Et la procédure de surendettement ?

En France, la procédure dite de surendettement existe depuis environ 30 ans. Il s’agit d’une procédure administrative qui permet aux individus qui y recourent de bonne foi de bénéficier d’un plan d’échelonnement du paiement de leurs créances ou d’effacement de leurs dettes qui concilie les ressources et charges des ménages avec le remboursement des créanciers durant cinq ans.

Dans le cadre d’un entretien, un statisticien de La Banque de France énonce qu’environ 3 millions de ménages, soit 6,5 millions d’individus (déposants/conjoints/enfants de ces derniers) en ont bénéficié depuis sa création. En 2021, 121 000 dossiers de surendettement ont été déposés. Les détenus, décrits comme endettés voire surendettés au regard du faible niveau de leurs ressources, en bénéficient-ils ?


Read more: Étudier en prison aide à sortir des circuits de délinquance


Entre 2011 et 2020, la Banque de France a dénombré à notre demande, 1029 dossiers jugés recevables et postés depuis un établissement pénitentiaire, soit une centaine seulement par an. C’est bien peu au regard des problèmes budgétaires des détenus. Plusieurs facteurs concourent à expliquer ce faible dépôt. D’abord, les dettes pénales, dommages et intérêts, amendes, ne sont pas effaçables. Le plan de la Banque de France prend en compte l’existence de ces dettes mais ne les traitera pas.

Ensuite, la procédure est contraignante pour les détenus qui récupèrent avec difficultés les relevés bancaires et états de dettes demandés. De même, nombre de détenus ne disposent plus de leurs papiers d’identité et il n’est pas aisé de les renouveler en détention. or, sans papier d’identité, il n’est pas possible d’accéder à la procédure. En dépit de la souplesse des secrétariats des commissions de surendettement de la Banque de France, qui instruisent des dossiers sans relevés bancaires (les comptes sont souvent clôturés) ou sans états de dettes (lesquelles sont de toute façon vérifiées), les détenus et les accompagnateurs sociaux privilégient le plus souvent les solutions bilatérales avec chaque créancier plutôt qu’une solution globale via la Banque de France, pourtant plus avantageuse pour le détenu dans bien des cas. Ainsi, en 2020, près de 80 % des quelque 80 dossiers jugés recevables et envoyés depuis un centre pénitentiaire ont abouti à un rétablissement personnel, c’est-à-dire à une annulation de toutes les dettes jugées effaçables.

Pour bien des raisons, prendre en charge les dettes en détention n’est à ce jour une priorité pour personne. Pourtant, ces dettes accumulées ne disparaissent pas à la sortie. L’État (Trésor public, CAF, Pôle emploi, etc.) est réputé être le meilleur agent de recouvrement. Il se manifeste aux ex-détenus, par exemple au moyen d’avis à tiers détenteur (ATD) sur compte bancaire quand les premiers revenus apparaissent, ou via des retenues sur prestations sociales. De même, les sociétés de recouvrement opérant sur des temporalités très longues au nom des banques créancières, des fournisseurs d’énergie, d’internet ou autres facturiers, n’abandonnent pas facilement la partie. L’insertion des ex-détenus passe non seulement par l’hébergement, l’emploi et le maintien des liens sociaux, mais aussi par l’accès aux droits économiques.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,600 academics and researchers from 4,945 institutions.

Register now