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Entre croissance du PIB et respect des engagements climat, il faut choisir

Produire toujours plus… annule les efforts pour lutter contre le changement climatique. AFP

Cet article est publié en partenariat avec le blog iD4D.

Les divers engagements de la communauté internationale demandent que les émissions de CO2 soient divisées par trois dans les trois prochaines décennies.

Le GIEC ainsi que le « modèle Gemmes-monde » (développé par l’AFD) sont formels : il faut atteindre le plancher de zéro émission dans le courant de la seconde moitié de ce siècle si nous voulons conserver une planète accueillante.

Respecter ces engagements exige de s’interroger sur l’impératif de la croissance du PIB, même dans un contexte économique déflationniste comme celui que connaît l’hémisphère nord actuellement.

Récemment exposé par Jean-Marc Jancovici lors du séminaire « Énergie-climat-développement » de l’AFD, l’argument suivant permet de comprendre facilement le dilemme auquel nos économies sont confrontées.

Il faut pour cela partir de l’équation de Kaya. Très simple, cette dernière indique que les émissions de CO2 (par exemple, au niveau planétaire) sont toujours égales au produit des ratios suivants :

• émissions de CO2/énergie consommée au niveau mondial
• énergie consommée/PIB mondial
• PIB mondial/population
• population

Pour respecter les engagements pris par la communauté internationale, il faut donc diviser par trois le produit des ratios listés ci-dessus. Quels sont les termes de l’équation que les acteurs engagés pour le développement durable des sociétés peuvent, veulent, faire baisser ?

La population ?

La tendance démographique mondiale est aujourd’hui majoritairement liée à la forte croissance de la population d’Afrique subsaharienne, où les taux de fécondité restent élevés, voire augmentent dans certaines régions sahéliennes.

Contrairement à une certaine vulgate, volontiers répétée sans examen des données, il semble possible d’infléchir cette tendance démographique dans le cadre d’une approche intégrée incluant des activités visant à améliorer l’accès aux services de planification familiale, contribuer à l’amélioration de la compréhension des enjeux démographiques, promouvoir l’éducation des filles, ou encore améliorer les systèmes de protection sociale, l’enfant jouant un rôle assurantiel fort dans de nombreuses sociétés africaines.

Reste que, le long de la trajectoire médiane de l’ONU, la population mondiale devrait être multipliée par 1,25 d’ici 2050. Les politiques d’infléchissement de la courbe démographique énoncées à l’instant, pour indispensables qu’elles soient, ne porteront leur fruit que dans une génération. Donc, il faut a priori faire baisser les autres ratios de 3 × 1,25 = 3,75.

Le ratio PIB mondial/population ?

Aucun politique ne sera élu sur un programme promettant une baisse du revenu par habitant. C’est là que se loge notre fascination pour la croissance du PIB. Admettons qu’on veuille augmenter ce ratio de 2 % par an (ce qui est considérable). Cela veut dire doubler ce ratio avant 2050. Dans ce cas, il faut que le produit des autres ratios soit divisé par… 3,75 × 2 = 7,5.

Le ratio énergie consommée/PIB mondial ?

On n’observe pas de réel découplage au niveau mondial depuis 15 ans (voir la figure 1 ci-dessous) ; et notre prétendu découplage au niveau européen est en partie un leurre.

En effet, une part significative de l’apparente vertu énergétique du continent européen provient tout simplement du fait que nous avons délocalisé les usines, en Chine notamment, qui dissipent l’énergie nécessaire pour produire nos biens de consommation.

En outre, même la baisse de l’intensité énergétique du PIB mondial enregistrée jusqu’à la fin des années 1990 est discutable. Elle dépend fortement de conventions dans le calcul du PIB mondial dans le détail.

Figure 1 : le ratio énergie/PIB. BP/Banque mondiale, Author provided

On pourra donc gagner quelques points de % sur le ratio énergie/PIB en faisant beaucoup moins de gaspillage, en développant le recyclage, et en faisant de gros efforts d’efficacité énergétique, etc.

Mais mes travaux sur la dépendance du PIB à l’énergie suggèrent que l’on ne pourra pas aller très loin dans cette direction. Les thermodynamiciens sont d’accord sur ce point : il ne se passe pas grand-chose dans ce monde sans énergie… À moins de vider le PIB de tout contenu physique, le découplage absolu est impossible.

Le ratio CO2/énergie ?

Ce ratio est celui de la « transition énergétique » : substituer des énergies moins émissives en CO2 aux énergies fossiles. C’est le seul sur lequel, je crois, le monde a réellement les moyens d’intervenir à court terme, de manière volontariste et réaliste, même si la figure 2 (voir ci-dessous) montre que nous avons fait peu de progrès dans ce sens depuis les années 2000.

De là à réussir à le diviser par 7,5 en une génération, personne n’y croit, sauf miracle technologique sur lequel il serait imprudent de baser le sens de notre action.

Figure 2: le ratio CO₂/énergie. BP, Author provided

Bien sûr, il y a d’autres moyens de réduire les émissions de CO2 en plus de la modification d’un mix énergétique, qui, au niveau mondial, reste « fossile » à 80 % aujourd’hui : la fin de la déforestation, une agriculture respectueuse des sols capables de stocker du carbone (appelé le 4/1000), la sobriété dans la consommation des plus riches, etc.

Mesurer la prospérité autrement

La problématique de l’économie mondiale est désormais la suivante : plus nous nous entêtons à vouloir faire croître le PIB/habitant, plus nous exigeons de nous-mêmes des efforts prométhéens sur le ratio CO2/énergie.

Dit autrement, toute croissance, dans les années qui viennent, risque fort d’être condamnée à rester une « croissance brune », ou insuffisamment verte, compte tenu des impératifs climat que nous nous sommes fixés. Prendre au sérieux l’engagement du +2 °C à la fin du siècle rend contradictoire tout plaidoyer en faveur de la croissance du PIB.

Ceci ne veut nullement dire qu’il faille verser dans un plaidoyer pour la décroissance planétaire ; mais cela exige la conception et l’utilisation, par les décideurs publics comme privés, d’autres indicateurs de prospérité que le PIB.

Ce dernier est en effet depuis longtemps un très mauvais indicateur de la richesse produite, comme l’ont bien démontré les écrits de Dominique Méda, Florence Jany-Catrice, Jean Gadrey ou de Patrick Viveret, le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi, les indicateurs multidimensionnels de pauvreté d’Oxford, le Human Development Report Office (HDRO, New York), le Forum pour d’autres indicateurs de richesse (FAIR), etc.

La loi française d’avril 2015 « visant à la prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse dans la définition des politiques publiques » est un premier pas dans cette direction.

Des emplois avant tout

Du reste, dans de nombreux pays du Sud, et tout particulièrement en Afrique subsaharienne, la grande question posée est celle de savoir comment organiser le marché du travail pour que celui-ci puisse absorber les jeunes générations à venir.

Or nous savons depuis les années 1990 que la croissance du PIB n’est plus nécessairement synonyme de reprise de l’emploi. Désormais, cela dépend des pays et, en particulier, du taux de pénétration des télécommunications récentes.

Autrement dit, la communauté internationale devra tôt ou tard prendre acte du fait qu’il est politiquement, socialement, économiquement beaucoup plus important de trouver un emploi pour le plus grand nombre que de faire augmenter le PIB. Les printemps arabes en témoignent, à leur manière.

Autant de points sur lesquels il nous appartient de faire preuve de pédagogie vis-à-vis des acteurs politiques et économiques au Nord comme au Sud. L’Amérique latine, avec le concept andin du buen vivir, est probablement le continent le plus ouvert à cette problématique.

Bien sûr, il est possible d’envisager des objectifs géographiquement différenciés : la croissance du PIB pour les pays pauvres prioritaires, une « autre prospérité » pour les autres pays. Cela aurait d’autant plus de sens que les enquêtes sur le « bonheur subjectif » révèlent depuis plusieurs années, et avec une forte unanimité, qu’au-delà d’un certain seuil (environ 12 000 $ par habitant), l’augmentation du PIB n’est plus corrélée avec l’augmentation du « bonheur éprouvé » par les populations.

Ce qui veut dire, a contrario, qu’en-deçà de ce seuil, il y a encore et toujours une forte corrélation (que confirme le bon sens !). En revanche, la corrélation de la croissance du PIB avec l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre reste très forte quel que soit le niveau de développement des pays considérés.

Par conséquent, pour les pays émergents, et a fortiori pour les économies avancées, continuer d’augmenter le PIB n’est ni une garantie d’accroissement du bonheur des citoyens, ni une garantie d’augmentation de l’emploi. En revanche, c’est la garantie que le respect de nos engagements climatiques deviendra impossible.

Promouvoir l’augmentation du PIB des pays du Sud n’aurait de sens que si, dans le même temps, les pays du Nord s’engageaient à réduire volontairement leur revenu par habitant. John Romer, de Yale, a fait une proposition voisine. La communauté internationale est-elle prête à l’assumer ?

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