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Jeune homme souffrant de dépression et d'anxiété sociale.
Dans ce monde hyper connecté qui est le nôtre, la solitude ne semble-t-elle pas un bien curieux paradoxe ? Shutterstock

Et si la solitude était le véritable mal du siècle ?

Le 15 novembre 2023, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a annoncé s’être emparée de « la question de la solitude en tant que menace urgente pour la santé », faisant ainsi écho à de nombreuses études, dont la plus récente a été menée par l’entreprise Gallup de juin 2022 à février 2023 dans 142 pays et a conduit à la mise en lumière d’un chiffre on ne peut plus alarmant : un quart de la population mondiale se sentirait seule.

Dans ce monde hyper connecté qui est le nôtre, la solitude ne semble-t-elle pas un bien curieux paradoxe ? Comme le souligne l’économiste Daniel Cohen :

« alors que les réseaux sociaux sont censés connecter les gens, le mal du siècle, c’est la solitude ».

Pour tenter de comprendre ce phénomène grandissant dans le monde occidental, s’interroger sur l’évolution du rapport que l’individu entretient avec le collectif semble indispensable et permet d’élargir sur un plan sociétal ce que chacun de nous peut avoir, un jour au moins, ressenti en son for intérieur, dans ce face à face parfois si angoissant avec soi-même.

Qu’entend-t-on exactement par le terme « solitude » ?

La mot solitude, emprunté du latin « solitudo », de même sens, lui-même dérivé de solus, « seul, unique » – définit « l’état d’une personne qui, de façon choisie ou non, se trouve seule, sans compagnie, momentanément ou durablement ». Rien de plaisant ni de douloureux dans cette définition. Pas de dimension irrémédiable non plus.

La question en suspens s’ancre donc dans le rapport que l’on entretient avec la solitude : s’agit-il d’un état choisi ou d’un état subi ? Sur un versant que l’on pourrait qualifier de « positif », la solitude peut-être un lieu propice à l’élévation et à la création. De la composition littéraire, à la retraite spirituelle en passant par la rédaction lors de ses études, la descente en soi-même peut être vécue, certes, comme une épreuve, mais finalement devenir productive, pour soi-même, d’abord, et pour les autres, ensuite.

Sur l’autre versant, le « mal du siècle » est un phénomène potentiellement dévastateur – réel ou symbolique – qui s’empare de la personne célibataire, endeuillée ou sans amis, dont l’isolement, consécutif à cette absence ou perte, peut entraîner sur la pente dangereuse du spleen, de la dépression, voire du suicide.

Le lien social et son délitement

Mais au-delà de l’individu, c’est bien la notion de « lien social », laquelle, selon le sociologue Serge Paugam « désigne un désir de vivre ensemble, de relier les individus dispersés, d’une cohésion plus profonde de la société », qui semble se trouver au cœur de cette affaire.

Cependant, ainsi qu’il le précise également :

« Dans les sociétés modernes, les modèles institutionnels de la reconnaissance se sont individualisés, ils se fondent davantage sur des traits individuels que sur des traits collectifs. »

D’où le constat de délitement partagé par de nombreux sociologues, voire la fameuse « crise », expression si répandue qu’elle en est devenue tristement banale, souvent déclinée médiatiquement sous le nom de « fracture sociale », d’« exclusion sociale » ou encore de « déliaison sociale ».

Femme ennuyée en isolement, allongée sur le canapé.
La solitude semble devenue, en creux, un refuge contre le reste du monde qui peut nous apparaître de plus en plus comme absurde, incompréhensible voire hostile. Shutterstock

Car, si « la solitude créative et insoumise est désir de se libérer », en tentant de se ré-approprier, par la « conquête du “je” », des marges de manœuvre vis-à-vis d’une société perçue comme (trop ?) contraignante, pour reprendre les propos de l’historienne Sabine Melchior-Bonnet dans son récent ouvrage Histoire de la solitude, elle semble plutôt devenue, en creux, un refuge contre le reste du monde. Un monde qui nous apparaît de plus en plus comme absurde, incompréhensible voire hostile, car mettant à la fois tout à la portée d’un simple « clic » mais empêchant aussi d’aller au-delà de ce geste unilatéral de l’homme à la machine, afin de rencontrer réellement un « autre soi-même » pour reprendre le titre d’un ouvrage du philosophe Paul Ricœur.

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Ainsi, le sociologue Robert Castel considère que ce délitement du lien social est prioritairement une « désafiliation », c’est-à-dire qu’il découle d’un processus historique d’éloignement de la cohésion sociale qui se traduit concrètement par une vulnérabilité individuelle (perte d’emploi, isolement…).

Le triomphe (provisoire ?) de l’individualisme

Car si l’impact de la solitude est, certes, individuel, son explication est peut-être à chercher sur un plan plus global, plus social.

Inversons un instant la perspective et demandons à la société – et non à l’Individu – quel est, pour elle, son « mal du siècle » ? Elle nous répondrait sans doute en nous opposant une autre notion : celle de l’individualisme dans sa version « glorification du moi » (l’opposant en cela à un individualisme plus « positif ») telle qu’elle était déjà dénoncée par le sociologue Emile Durkheim… en 1898.

C’est bien, en effet, le triomphe de cet idéal américain, héritier direct du jadis flamboyant self-made man, qui s’incarne de nos jours dans la mise en avant perpétuelle de sa propre singularité. Or cette dernière, par définition, s’établit contre la masse des Autres, engendrant, de fait, une situation auto perçue d’exception et donc de solitude.


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Pour reprendre les analyses de l’économiste anglo-saxonne Noreena Hertz dans son livre The Lonely Century, c’est bien à partir des contrées occidentales que ce mal se propage, là où le modèle véhiculé – le triomphe de l’individu sur le collectif – exacerbe, de fait, cet individualisme, facteur humain de l’isolement. En effet, si, pour moi, ma personne est plus importante que le reste du monde, alors il n’est pas illogique que le reste du monde se détourne de moi. Surtout si chaque individu qui le compose se fait le même raisonnement.

Une femme âgée solitaire et déprimée.
l-Le triomphe de l’individu sur le collectif exacerbe-t-il l’isolement ? Shutterstock

Alors que faire ? Doit-on remettre le collectif en premier ? Impossible. Car nous aspirons tous à être perçus comme « unique ». Ainsi que le souligne le philosophe Edgar Morin, la dimension individuelle et la dimension collective sont indispensables à chacun pour son accomplissement : « Les humains doivent se reconnaître dans leur humanité commune en même temps que de reconnaître leur diversité tant individuelle que culturelle. »

Déjà, en 1851, le philosophe allemand Schopenhauer décrivait cet état de tension interne avec sa parabole d’attraction-répulsion d’un troupeau de porcs-épics mourant de froid, représentant ainsi de manière plaisante, la manie qu’ont les êtres-humains de se rapprocher, par instinct, les uns des autres, puis de s’éloigner, agacés par les piquants de leurs congénères. Incapables de vivre seuls, ils ne peuvent pas davantage être dans une trop grande promiscuité. La « bonne » distance entre ouverture vers les autres et recentrage sur soi est donc bien difficile à trouver…

La diversité, organisation de la solitude ?

Mais, de nos jours, le triomphe du « moi » remet en cause ce précaire équilibre, en actant une bascule claire du côté de l’individu qui s’incarne, paradoxalement, dans une autre notion « à la mode » : celle de la diversité, qui consiste à mettre au jour les différences individuelles (26 d’officiellement identifiées à ce jour !) mais d’abord (et exclusivement ?) en tant que source de discrimination.

En effet, celles-ci exacerbent l’essentialisation individuelle, c’est-à-dire l’acte de réduire un individu à une seule de ses dimensions pour ultérieurement l’appréhender et le gérer sous ce trait unique, définitivement perçu comme saillant – sexe, âge, origine, handicap… – mais dans les faits, regroupé en catégories, donc en systèmes clos et séparés donc isolés les uns des autres. Une sorte de répartition de l’humanité en catégories qui, non seulement omet parfois la pluralité individuelle, mais pourrait en venir à entériner une non-évolution, en contraignant le catégorisé, plus ou moins volontaire, à rester au plus proche des caractéristiques attendues de sa catégorie d’affectation, ne l’autorisant qu’à se conformer, finalement, aux individus de sa catégorie pré-définie sous peine d’ostracisme. Le groupe rassure et libère, mais il exclut également.

Or, en mettant en avant ce qui distingue les gens, on oublie ce qui pourrait, au contraire, les rapprocher. En sacralisant la différence au point de l’ériger en nouvelle norme, « l’humanité commune », si chère à Edgar Morin, perd, par un mouvement de balancier, le terrain gagné par les egos. Cette situation entraîne une bascule dans l’isolement individuel, découlant de la nécessité de trouver un groupe et de s’y conformer sous peine d’exclusion sociale, et avec lui, le mal-être et les risques inhérents à cet état. Et c’est ainsi que l’individu, jadis triomphant, voit sa propre quête de gloire se refermer sur lui comme un carcan oppressant, l’entraînant irrémédiablement à se draper dans le terrible linceul de la solitude.

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