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Le parlement européen en pleine session
Actuellement, les modèles issus de l'économie écologique ne sont pratiquement pas utilisés par les institutions européennes. Flickr/European Parliament, CC BY-SA

Faut-il changer de modèles macroéconomiques pour être à la hauteur du Pacte vert européen ?

Les modèles sont centraux dans la science économique. Certains économistes considèrent même que c’est l’usage de ceux-ci qui distingue l’économie des autres sciences sociales et en fait une discipline à part entière. Ces modèles permettent de proposer des explications de phénomènes économiques observés, de raisonner comme on le ferait dans une discussion ordinaire, mais sous contrainte d’un formalisme mathématique.

Un tel formalisme est censé assurer transparence et cohérence dans le raisonnement, tout en évitant d’avoir à réfléchir avec une « carte d’échelle 1 ». En macroéconomie, l’usage de modèles mathématiques permet en outre de décrire des systèmes complexes et d’envisager la résultante de multiples effets contradictoires, ce qui serait parfois impossible par la seule expérience de pensée.

Les modèles sont donc abondamment utilisés dans les administrations, gouvernements et banques centrales, où ils sont utilisés à toutes les étapes de l’élaboration des politiques publiques. Comme le justifie le blog de la Banque centrale européenne (BCE) :

« Demander à un économiste d’expliquer les comportements économiques ou de faire des prédictions sans modèle, c’est comme demander à un météorologue de prédire le temps qu’il fera en regardant le ciel. »

Pourtant, contrairement aux modèles climatiques dont la précision et le pouvoir de prédiction ne sont plus à démontrer, les modèles macroéconomiques n’ont pas la chance de pouvoir se baser sur les lois universelles de la physique. Ils présentent des performances nettement plus mitigées, à tel point que Christine Lagarde, la présidente de la BCE, n’a pas mâché ses mots lors du Forum économique mondiale de Davos en janvier dernier en conseillant de « se méfier des modèles [économiques] », dont elle décrivait la qualité des prédictions comme « abyssale ».

« Clique tribale »

La Commission européenne, tout comme la BCE, se fonde principalement sur des modèles dits « d’équilibre général » pour élaborer ses analyses macroéconomiques, telles que le calcul du coût de la décarbonation de l’économie européenne. Or, comme nous l’avons analysé en détail dans un récent travail de recherche, ces classes de modèles présentent une série de faiblesses, notamment du fait de leur structure sous forme d’optimisation.

Cette optimisation cadenasse les dynamiques du modèle et rend impossible la représentation de fluctuations endogènes au système économique. Ainsi, les cycles conjoncturels et les déséquilibres dans l’économie ne peuvent être représentés que sous la forme de « chocs » extérieurs, venant éloigner le modèle de son équilibre « naturel » – chocs dont l’existence est bien souvent supposée ex post comme explication des fluctuations, mais sans être réellement identifiés. Ces insuffisances apparaissent d’autant plus marquées dans le contexte du Pacte vert européen, qui constitue un premier pas vers une transformation en profondeur de l’économie européenne, en réponse à l’effondrement écologique.

Nous n’en concluons pas pour autant qu’il vaudrait mieux se passer de modèles. Olivier Blanchard, chef économiste du Fonds monétaire international (FMI) durant la crise financière de 2008, appelle les modèles d’équilibre général à se montrer moins « impérialistes ». Christine Lagarde, dans son intervention à Davos, est même allée jusqu’à qualifier les économistes de « clique tribale » (sic)…

Nous sommes, comme eux, convaincus qu’utiliser une plus grande diversité de modèles dans les institutions européennes permettrait de significativement améliorer leurs capacités d’analyse, de compréhension et de prédiction. Cela a déjà été démontré en sciences de la complexité, comme le chercheur Scott Page le résume : la précision d’un ensemble de modèles ne dépend pas seulement de la précision moyenne des modèles mais également de leur diversité.

De nouvelles questions abordées

Or, depuis des décennies, la perspective de la transition écologique a guidé l’essor d’une communauté très dynamique de chercheurs dans la discipline connue sous le nom d’« économie écologique », aux influences interdisciplinaires. Plusieurs modèles de ce domaine ont maintenant atteint un niveau de maturité suffisant que pour être directement utilisés par les acteurs publics.

Ces modèles présentent, en effet, des avantages par rapport aux modèles aujourd’hui utilisés pour aborder des questions telles que :

  • Quels sont les effets redistributifs des politiques de transition ? Comment intégrer les inégalités sociales dans la conception des politiques de transition écologique, afin d’améliorer leur acceptabilité ?

  • Comment inclure, dans la conception de ces politiques, les risques d’instabilité financière et économique émergeant à la fois de la dégradation de l’environnement et de la transition ?

  • Comment les déséquilibres et l’inflation peuvent-ils influencer ou résulter des politiques de transition écologique ?

Actuellement, les modèles issus de l’économie écologique ne sont pratiquement pas utilisés par les institutions européennes. Nous avons donc écrit une lettre ouverte [dont cet article reprend certains extraits, NDLR], signée par plus de 200 économistes et diffusée largement, enjoignant la Commission européenne à s’emparer de ces nouveaux outils pour diversifier son arsenal de modélisation.

Un paysage complexe et changeant

S’appuyer sur différents modèles reflétant une pluralité de points de vue et de méthodologies est également une question démocratique. En effet, le choix d’un modèle particulier pour éclairer la prise de décision n’est jamais neutre. Ses fondements théoriques déterminent dès le départ une partie des recommandations qui émaneront des résultats. Un tel choix influe donc activement sur les politiques publiques, dont celles des institutions européennes.

L’architecture et les hypothèses fondamentales de certains modèles tendent ainsi naturellement à favoriser des solutions basées sur le marché plutôt que des solutions basées sur la réglementation. En outre, certaines catégories de modèles plaident, de manière systématique et par construction, contre une politique économique européenne expansionniste et contre des investissements massifs, pourtant nécessaires pour atteindre les objectifs du Pacte vert, dont la neutralité carbone d’ici 2050.

Nous plaidons donc avec force pour une diversification des catégories de modèles utilisés et de leurs hypothèses sous-jacentes, afin de bénéficier des particularités et des avantages comparatifs de chaque modèle. De bonnes pratiques existent par ailleurs dans d’autres disciplines, à l’image des sciences du climat, où la nécessité de comparer les modèles et leurs résultats s’est fait sentir très tôt.

Ainsi, depuis 1997, le programme mondial de recherche Coupled Model Intercomparison Project (CMIP) a la charge de la comparaison systématique et transparente des modèles pour permettre une amélioration continue des outils collectifs, toujours dans le cadre d’un dialogue entre équipes de recherche.

Ces enjeux de diversification des outils, de transparence des hypothèses et de dialogue entre communautés de recherche et institutions sont essentiels pour la mise en œuvre de politiques de transition écologique qui soient réalistes économiquement, désirables écologiquement et socialement juste. C’est en relevant ce défi que l’Union européenne acquerra les capacités nécessaires pour naviguer à travers le paysage complexe et changeant de la transition écologique au XXIe siècle.

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