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Les RH dans tous leurs états

France Télécom : constat d’impuissance collective ou faillite du système de protection des salariés ?

À la barre, l'ancien PDG Didier Lombard s'est excusé d'avoir évoqué une « mode des suicides » en 2009. Lionel Bonaventure / AFP

Le 6 mai dernier s’est ouvert devant le tribunal correctionnel de Paris le procès de Didier Lombard, ex-PDG de France Télécom, et de six autres responsables de l’entreprise. Ils doivent répondre des accusations de harcèlement moral qui auraient entraîné le suicide d’une trentaine de salariés entre 2007 et 2009. Ils encourent au maximum 15 000 euros d’amende et 1 an d’emprisonnement. Une condamnation serait une première. En effet, aucune peine n’a jamais été prononcée à ce jour en France pour des faits de harcèlement managérial. Ce procès constitue donc une occasion de prendre conscience de l’impact de certaines pratiques sur la dégradation des conditions de travail. L’enjeu est managérial tout autant que juridique.

Retour sur les faits

En septembre 2004, la Société France Télécom est privatisée. Didier Lombard poursuit alors le processus de désendettement amorcé par son prédécesseur, Thierry Breton, en continuant à supprimer des postes. Dans cette perspective, les dirigeants de la société élaborent le plan Next qui est mis en place entre 2006 et 2008. Cette feuille de route avait pour objectif de réorganiser la société pour permettre de rembourser les dettes, maintenir l’emploi, et préparer France Télécom à devenir un opérateur du marché de l’Internet.

Ce premier plan était complété par le plan ACT (Anticipation et compétences pour la transformation) qui devait accompagner le personnel afin qu’il se place dans une perspective de changement professionnel. Sur le papier, ce plan était basé sur le volontariat, mais dans les faits il ressemble davantage a un plan forcé et subi. Il a en tous cas pu servir d’alternative à un plan social difficile à mettre en place au moment des faits, puisque plus de la moitié des employés étaient alors des fonctionnaires dont le statut garantissait l’emploi.

Dès 2008, les objectifs du plan Next étaient atteints avec un bénéfice de 5,2 milliards d’euros et une dette réduite à 36 milliards. À la fin de l’année 2008, 22 450 personnes avaient quitté l’entreprise, 14 000 avaient changé de métier et 35 avaient mis fin à leurs jours. Le 15 septembre 2009, lors d’une conférence de presse, Didier Lombard avait éludé ce dernier point en évoquant une « mode des suicides », déclaration qui avait fait polémique et qu’il a regrettée à la barre au début du procès, évoquant une « faute grave » de sa part.

Les raisons qui ont poussé ces salariés à vouloir en finir avec la souffrance au travail ont ensuite fait l’objet d’un audit de la société Technologia. Cet audit a permis d’étayer le dossier de l’inspection du travail qui a été remis le 4 février 2010 au procureur de la République. Ce rapport de 82 pages épingle notamment trois dirigeants de l’époque pour « mise en danger d’autrui du fait de la mise en œuvre d’organisations du travail de nature à porter des atteintes graves à la santé des travailleurs ». Les auteurs du rapport y dénoncent « des méthodes de gestion caractérisant le harcèlement moral ». Il s’agit alors d’une première.

Certains salariés évoquent des pressions managériales, des difficultés de l’entreprise à s’adapter à un marché devenu ultra-concurrentiel, des départs contraints et des changements de fonction imposés. Au-delà de dysfonctionnements organisationnels, ces évènements tragiques, aujourd’hui analysés par les juges, questionnent sur le respect de certaines procédures et sur l’enchaînement des responsabilités des différentes parties prenantes. Au mois d’avril 2010, le parquet de Paris ouvre une information judiciaire pour « harcèlement moral » à la suite de la plainte déposée par le syndicat Sud. Le 4 juillet 2012, Didier Lombard est mis en examen pour harcèlement moral.

Obligations légales

Dans une situation de harcèlement moral managérial, il existe un cadre réglementaire censé protégé les salariés. Tout d’abord, il incombe à l’employeur de prévenir cette situation en vertu de son obligation générale de sécurité. Les risques psychosociaux doivent en conséquence être pris en compte au même titre que les autres risques professionnels. Il est nécessaire de les évaluer, de planifier des mesures de prévention adaptées, et de donner la priorité aux mesures collectives susceptibles d’éviter les risques le plus en amont possible.

Ce sont des risques qui peuvent être induits par l’activité elle-même ou générés par l’organisation et les relations de travail. En France, 30 % des actifs signalent d’ailleurs avoir subi au moins un comportement hostile dans le cadre de leur travail au cours des 12 derniers mois.

En cas de situation de harcèlement moral signalée au management, la direction doit immédiatement prendre des mesures imposées par la loi. En fonction de la gravité de l’accident, il faudra mobiliser la commission santé-sécurité et conditions de travail du CSE (Comité social et économique, qui a remplacé le CHSCT, Comité d’hygiène, de sécurité, des conditions de travail) et mettre en place une cellule psychologique. L’inspection du travail, la médecine du travail, la Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) et le CSE peuvent intervenir, chacun à leur niveau, soit à titre préventif, soit à titre curatif.

En cas d’alerte auprès du CSE, une réunion extraordinaire doit être organisée dans les 48 heures, et une enquête conduite. Au-delà de ces aspects légaux, les aspects managériaux recouvrent eux aussi un enjeu préventif et curatif. Pour prévenir les risques psychosociaux, une démarche de prévention collective, centrée sur le travail et son organisation peut permettre d’éviter le pire.

Quand le harcèlement est dissimulé

Il semble que, dans le cas l’affaire France Télécom, les dirigeants aient mis en place une politique managériale agressive afin de réduire rapidement et de manière massive les effectifs de la société, et ce à moindre coût. Ainsi, les conditions de travail ont été manifestement détériorées, les employés ont été déstabilisés et le collectif a été brisé. Aussi, bien que la médecine du travail et l’inspection du travail aient été sollicitées et les syndicats alertés, la politique managériale a été maintenue et les dirigeants sont restés sourds aux alertes successives. En effet, la direction a été prévenue à de nombreuses reprises : elle a notamment reçu des courriers ou des rapports qui signalaient l’existence de risques psychosociaux au sein de l’entreprise et préconisaient de prendre des mesures visant à préserver la santé physique et mentale des travailleurs.

La direction a d’ailleurs contesté quasi systématiquement les demandes de reconnaissance des victimes de faits de harcèlement moral en maladie professionnelle ou en accident du travail.

Le cas de France Télécom illustre donc la difficulté à appliquer plus strictement une politique de prévention des risques psychosociaux et de préserver ainsi l’entreprise des cas de harcèlement moral. Il en va d’ailleurs de l’intérêt de l’employeur, puisque lorsque le harcèlement a été à l’origine de la rupture d’un contrat de travail et/ou que le salarié a été victime de harcèlement moral au sein de son entreprise, il a la possibilité de saisir le conseil de prud’hommes pour obtenir la réparation de son préjudice.

Toutefois, cette action en justice reste difficile à mener en raison de la difficulté à recueillir des preuves et de l’extrême fragilité du salarié victime de harcèlement. De plus, l’employeur, souvent conseillé, peut avoir recours à des techniques pour dissimuler le harcèlement. Par exemple, il va remplacer progressivement les missions du salarié par des tâches sans intérêt tout en lui maintenant son titre et son salaire. L’isolement du salarié est également une stratégie managériale fort usitée pour le déstabiliser. Il n’est plus convié à aucune réunion. Naturellement pour chacun de ces actes, la société aura su trouver des explications et rien ne sera écrit. Tous les échanges se feront à l’abri des regards dans le cadre de réunions informelles.

Il sera alors difficile, devant un conseil de prud’hommes qui accorde souvent 20 minutes pour plaider le dossier, de démontrer l’existence d’une politique de harcèlement moral managérial menée finement par l’employeur qui souhaite se séparer d’un salarié. Enfin, le salarié victime de harcèlement est souvent abattu. Une procédure peut donc le décourager, d’autant que les délais de prescription ont été réduits à un an pour la contestation d’une rupture d’un contrat de travail avec les ordonnances Macron de 2017.

Nombre d’actes de harcèlement moral prennent donc fin via une procédure de licenciement pour inaptitude professionnelle, ce qui complique l’identification de politiques managériales agressives comme celles qui ont pu être mises en place à France Télécom. Mais la décision du tribunal correctionnel, attendue en juillet, permettra peut-être de faciliter à l’avenir cette reconnaissance de la souffrance collective.


Chronique co-écrite avec Géraldine Tchemenian, avocate avec une dominante en droit social.

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