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La Biélorussie face à la perspective de l’entrée de l’Ukraine dans l’UE

Frontalière de la Russie à l’est et de l’Ukraine au sud, la Biélorussie partage également des frontières avec trois pays de l’UE : la Lituanie, la Lettonie et la Pologne. PX Media/Shutterstock

L’année 1991 est entrée dans l’histoire et dans la mémoire collective comme l’une des plus marquantes du XXe siècle, signant la fin du monde bipolaire qui avait structuré la géopolitique mondiale durant plusieurs décennies. Côté européen, elle s’est traduite par la destruction, si attendue, du rideau de fer séparant le continent. Un chemin de réconciliation semblait ouvert. Une Europe enfin unifiée ne semblait plus une utopie mais un véritable projet politique pour de nombreux gouvernements. Les pays d’Europe centrale et orientale s’engageaient dans de longues négociations afin de devenir membres à part entière de l’UE. Tous, ou presque…

La Biélorussie choisissait, pour sa part, une autre voie, devenant, au fil des années, une sorte de pont entre le monde occidental et la Russie. La situation géographique de la Biélorussie, son histoire d’« État-pivot », les perspectives d’adhésion à l’UE de trois de ses voisines – la Pologne, la Lituanie et la Lettonie (perspectives devenues effectives en 2004) – ainsi que les difficultés dans l’avancement de l’Union russo-biélorusse donnaient du sens à ce projet.

Depuis, l’idée d’un État-pont a progressivement cédé la place à celle d’une zone tampon, avant que le début de la guerre en Ukraine ne signe la fin des illusions : la Biélorussie restera dans le giron de l’influence russe, sous forme de zone tampon peut-être, mais perdant tout espoir de neutralité. La construction d’un mur sur la frontière polono-biélorusse incarne cette émergence d’un « rideau de Schengen » sur le continent européen.

Cette formule de « non-voisinage » risque d’être remise en cause à moyen terme du fait de la reconfiguration des frontières de l’UE, annoncée dans des documents stratégiques récents publiés par l’Union. Sans prétention aucune à lire dans une boule de cristal, tentons d’esquisser les implications qu’aurait pour la Biélorussie, en tant qu’État, mais aussi en tant que société, l’élargissement de l’UE à plusieurs nouveaux États, au premier rang desquels l’Ukraine, s’il venait à se produire.

Le retour de l’élargissement sur l’agenda européen

La guerre en Ukraine a profondément questionné le projet européen, notamment dans sa dimension internationale. L’Union a-t-elle les moyens d’une grande puissance ? Quels en seraient les fondements et contours ?

Parmi les réponses à ces questions, la politique d’élargissement, mise en arrêt depuis l’adhésion de la Croatie en 2013, est revenue à l’ordre du jour.

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L’élargissement est un « investissement géostratégique », est-il déclaré dans la déclaration de Grenade du 6 octobre 2023 et dans les conclusions du Conseil européen des 14-15 décembre dernier. Même les dirigeants de pays qui, par le passé, avaient montré peu d’enthousiasme pour de nouveaux élargissements de l’UE ont complètement changé de ton. Ainsi en est-il de la Suède, du Danemark, de la Belgique, des Pays-Bas, mais aussi de la France et de l’Allemagne.

L’Union semble s’engager, bien que « pas avant 2030 », à accueillir plusieurs nouveaux pays : cinq États des Balkans – Albanie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine du Nord, Monténégro, Serbie – et les trois ex-républiques soviétiques que sont la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine. Concernant la Moldavie et l’Ukraine, les dirigeants européens ont décidé d’ouvrir les négociations d’adhésion lors du Conseil européen de décembre 2023, moment où la Géorgie s’est vu accorder le statut de pays candidat.


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Bien qu’il n’existe pas à l’heure actuelle de consensus concernant les modalités précises des futurs élargissements, le train de l’élargissement semble relancé. Demeurent de nombreuses interrogations concernant ses possibles implications, notamment dans le contexte de la guerre en Ukraine qui, même si elle est terminée en 2030, aura des répercussions durables sur les relations géopolitiques sur le continent européen. Un nouvel élargissement incorporant des pays appartenant à ce que le Kremlin perçoit comme son arrière-cour deviendra certainement une nouvelle source de tensions entre l’Union et la Russie.

Condamnées à s’entendre… ou pas ?

La proximité géographique entre la Biélorussie et l’Union européenne a très largement façonné les relations qui se sont établies entre elles depuis l’élargissement européen de 2004. Le partage d’une frontière commune avec la Lettonie (173 km), la Pologne (418 km) et la Lituanie (678,8 km) a expliqué, parmi d’autres facteurs tels que la proximité culturelle et la mémoire collective partagée, pourquoi l’Union a poursuivi les efforts de dialogue avec un régime politique devenant de plus en plus autoritaire à sa porte, préservant, par exemple des programmes de coopération transfrontalière.

La politique européenne de voisinage (PEV) et notamment son volet Partenariat oriental ont fait partie des instruments que l’Union a ouverts à la participation de la Biélorussie, malgré un manifeste éloignement des systèmes politiques.

La récente crise migratoire, orchestrée en 2021 par les responsables biélorusses à la frontière de la Pologne et de la Biélorussie à travers l’instrumentalisation de migrants venus du Moyen-Orient et d’Afrique, a montré à quel point les frontières n’étaient pas étanches entre ces espaces. À partir de ce moment, la frontière biélorusso-européenne s’est progressivement matérialisée et est devenue un lieu de confrontation tangible ressemblant de plus en plus à un nouveau rideau de fer en Europe.

La construction par la Pologne d’un mur long de 180 kilomètres fut d’ailleurs présentée comme « un investissement absolument stratégique pour la sécurité de la nation », par le ministre polonais de l’Intérieur de l’époque, Mariusz Kaminski.

L’exemple polonais a été suivi par la Lituanie qui a achevé en août 2022 un mur de quatre mètres de hauteur s’étendant sur 550 kilomètres et entravant très significativement les mouvements de populations entre ces deux pays. Plus récemment, le 18 mai, le premier ministre Donald Tusk a annoncé que la Pologne allait investir plus de 2 milliards d’euros dans la sécurité et la fortification de sa frontière avec la Russie et la Biélorussie.

La perspective de l’élargissement à l’Ukraine pose la question de la forme et surtout du sens que prendrait la frontière entre la Biélorussie et l’Ukraine. Celle-ci pourrait ouvrir de nouvelles opportunités de coopération, mais aussi devenir une source de nouvelles menaces. Les deux pays, si proches d’un point de vue culturel, géographique ou historique, mais si éloignés depuis l’agression de l’Ukraine par la Russie avec le soutien constant de Loukachenko, ce qui a transformé de facto la Biélorussie en un cobelligérant aux côtés de Moscou, seraient à la recherche d’une formule de voisinage reflétant cette contradiction.

À l’horizon 2030, date presque irréaliste pour une adhésion de l’Ukraine, la confrontation des deux modèles – démocratique et libéral côté européen, autoritaire et répressif côté biélorusse – risque de perdurer.

Rien ne laisse présager à l’heure actuelle d’un éventuel changement de régime en Biélorussie. Sans limitation du nombre de mandats présidentiels, sans nouveaux moyens de pression de la part de l’UE, bénéficiant d’un soutien pour l’instant solide du Kremlin, peu d’obstacles semblent devoir empêcher Alexandre Loukachenko de se représenter à l’élection de 2030. Rappelons que le chef de l’État, en poste depuis 1994, a été, depuis, reconduit à son poste à cinq reprises, tous les scrutins ayant été entachés de fraudes considérables. Il a déjà annoncé qu’il serait candidat à un nouveau mandat de cinq ans à la présidentielle de 2025. En 2030, il sera âgé de 75 ans et pourrait tout à fait décider de se faire élire une fois de plus.

Même dans l’hypothèse que la guerre en Ukraine s’arrête ou, a minima, entre dans une phase de stabilisation, ce conflit structurera encore longtemps la géopolitique du continent européen et limitera toute tentative de rapprochement tangible entre, d’une part, la Russie et la Biélorussie et, d’autre part, l’Occident et ses alliés, dont l’Ukraine. La frontière biélorusso-ukrainienne deviendrait, dans cette hypothèse, une véritable ligne de démarcation de plus de 890 km. Cet allongement de la frontière partagée avec l’Union donnerait aussi à Loukachenko des moyens supplémentaires de pression sur les Européens.

Quelle réaction de la société civile biélorusse ?

Côté société civile en Biélorussie, l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne serait un coup dur pour une grande partie de la population, au-delà de tout clivage intergénérationnel. Pour les plus âgés, nostalgiques de la période soviétique et partageant largement la représentation d’une proximité culturelle et sentimentale entre les trois peuples slaves (russe biélorusse et ukrainien), la rupture serait « consommée » ; toute ambiguïté, toute illusion d’une éventuelle (ré)-Union des anciennes républiques-sœurs disparaîtrait pour longtemps.

Pour les jeunes générations, traditionnellement opposées dans leur grande majorité à Loukachenko, le sentiment d’injustice (difficile d’accepter qu’un pays voisin si proche avec la Biélorussie à plusieurs égards puisse suivre une trajectoire aussi différente) pourrait se renforcer et devenir une nouvelle source d’indignation contre une posture post-soviétique figée condamnant la Biélorussie à vivre dans le passé. Cette partie de la population n’ayant pas connu la période soviétique et ne se reconnaissant pas dans la forme du pouvoir instaurée par Loukachenko deviendrait, dans ce scénario, la force principale du changement. Une forte vague de contestation, s’opposant à une nouvelle « victoire » de Loukachenko à l’élection présidentielle de 2030 et légitimement envieuse du destin de ses voisins du sud, pourrait in fine engendrer une nouvelle lueur d’espoir.

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