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Comprendre l’histoire de l’UE par ses élargissements successifs : 2004-2007-2013, la réunification de l’Europe

En 2004, les quinze États déjà membres de l’UE (en bleu foncé) sont rejoints par dix nouveaux États (Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, République tchèque, Slovaquie et Slovénie, en vert foncé). La Bulgarie et la Roumanie (vert clair) adhéreront en 2007, puis la Croatie (jaune) en 2013. The Conversation, CC BY-NC

Le grand élargissement de l’UE aux pays d’Europe de l’Est est advenu il y a vingt ans, le 1er mai 2004 : dix pays d’un coup, et même douze avec ceux du 1er janvier 2007 ! Face à la guerre d’invasion que livre en 2024 la Russie à l’Ukraine, cet anniversaire résonne singulièrement : sur les douze nouveaux États membres d’alors, neuf avaient été incorporés de force dans l’empire soviéto-russe disparu en 1991. Aujourd’hui, les Européens ont décidé de s’élargir à l’Ukraine, à la Moldavie, voire à la Géorgie – l’une envahie par la Russie, l’autre craignant de l’être, la troisième sous son emprise.

Les pays de 2004-2007 composaient ce que Milan Kundera, romancier et dissident tchécoslovaque exilé en France, nomma en 1980 « l’Occident kidnappé ». Comme en écho, en 1991, son compatriote Vaclav Havel, dramaturge et dissident devenu président de la République tchécoslovaque, expliqua d’une part l’importance de « frayer aux démocraties d’Europe centrale et orientale post-communistes un chemin vers les Communautés européennes et de préparer leur intégration » et d’autre part que « chacun sait que les pays qui viennent de se débarrasser du communisme ne peuvent devenir membres des Communautés européennes en un jour ».

2004 serait-il le point de départ d’une vague d’élargissement toujours en cours, résultant de la confrontation entre ces deux projets géopolitiques concurrents que sont la construction européenne et l’hégémonie russe ? Selon Vaclav Havel, dans Le cauchemar du monde post-communiste (1994) :

« La chute de l’Empire communiste est un événement dont l’importance égale celle de la chute de l’Empire romain. […] Ce changement considérable est pénible, et il prendra beaucoup de temps. »

Un élargissement record

Jusqu’alors, les élargissements précédents de l’UE avaient porté sur un à trois pays en même temps. Danemark, Royaume-Uni et Irlande en 1973 ; Grèce, Espagne et Portugal en 1981 et 1986 ; Autriche, Suède et Finlande en 1995.

Le quatrième élargissement, concrétisé dans les années 2000, est bien plus vaste. Il inclut six ex-démocraties populaires qui, en plus de la RDA intégrée à la RFA et à la CEE dès 1990, composaient le glacis de l’Union soviétique à l’est du rideau de fer : la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie (issues de la Tchécoslovaquie) ; ainsi que la Roumanie et Bulgarie (qui ont adhéré trois ans plus tard en 2007) ; il porte également sur trois ex-Républiques soviétiques – l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie – sorties de l’URSS quelques mois avant la disparition de cette dernière en décembre 1991 suite à des manifestations de masse de leurs habitants et d’élections parlementaires largement remportées par les partis indépendantistes, non communistes et revendiquant le pluralisme et l’État de droit. Dans cette vague d’élargissement sans précédent, il y avait aussi une ex-République socialiste, la Slovénie, qui avait quitté en 1991 la République fédérative socialiste de Yougoslavie, en évitant de justesse une invasion par l’armée serbe.

Deux États insulaires méditerranéens, Malte et Chypre, faisaient également partie de cette vague sans précédent qui constitue l’élargissement le plus important auquel a jamais procédé la construction européenne.

Sortie du communisme, entrée dans l’UE

Par-delà leurs histoires et leurs cultures politiques singulières, chacun de ces pays a considéré l’entrée dans l’UE comme une opportunité historique. Car l’UE, cette association d’États fondée sur la mutualisation partielle de la souveraineté, est rigoureusement l’antithèse d’un empire. Chaque État, quels que soient sa taille et son poids, y est d’une part indépendant et souverain et, d’autre part, égal en droit et en dignité aux autres membres de l’association. C’est ce fait inédit dans l’histoire qui éclaire pourquoi les citoyens de ces pays ont aspiré à l’UE et soutenu les efforts menant à l’adhésion alors même qu’ils recouvraient libertés individuelles et indépendance nationale, au sortir d’un demi-siècle d’occupation impériale à prétention totalitaire.

Cette volonté d’intégrer la Communauté économique européenne (CEE) s’est manifestée dans le même mouvement que celui de la sortie du communisme tout au long des années 1989-1991. Elle a fait l’objet d’une reconnaissance politique pleine et entière par les dirigeants de la CEE lors du Conseil européen de Copenhague de juin 1993. C’est dans les conclusions adoptées par ce Sommet que sont énoncés, en une quinzaine de lignes d’une simplicité biblique, les critères d’appartenance d’un pays à la construction européenne) les fameux critères de Copenhague :

« L’adhésion requiert du pays candidat qu’il ait des institutions stables garantissant la démocratie, la primauté du droit, les droits de l’homme, le respect des minorités et leur protection, l’existence d’une économie de marché viable ainsi que la capacité de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché à l’intérieur de l’Union. »

Derrière cette mention de « l’économie de marché », il y a la réalité de la concurrence, instituée dans le traité de Rome comme l’élément favorable à la création de richesses, et comme l’antidote au clientélisme, au népotisme, à la corruption et aux monopoles – qui caractérisent historiquement le communisme et l’abolition de la propriété privée. Le droit communautaire organise l’exercice de ces libertés et de cette concurrence dans la transparence et le respect des règles d’un marché institué.

Les anciens pays d’Europe de l’Est, dénomination ayant désigné les pays devenus communistes de force de 1947 à 1989-1991, sont désormais appelés pays d’Europe centrale et orientale (PECO). Leur adhésion devient le grand projet politique de l’Europe, à égalité avec la mise en place de la monnaie unique, l’euro. De fait, les deux processus ont été menés en parallèle : l’euro est devenu une réalité matérielle le 1er janvier 2002. Dans l’intervalle, la CEE était devenue l’UE (Union européenne) en adoptant le traité de Maastricht entré en vigueur le 1er novembre 1993.

Une entrée dans l’Union… et dans l’OTAN

Avec le recul, on peut dire que les dirigeants de la CEE ne se sont pas précipités pour s’élargir aux pays en révolution démocratique et capitaliste. Cet élargissement paraissait logique, rationnel, conforme au projet politique de la construction européenne – mais comme un horizon conditionné à de nombreuses exigences et à un dur labeur. Les Européens de la CEE présentaient leur action comme une politique de soutien et de stabilisation au mouvement historique en cours ; il s’agissait de faire aboutir la transition politique et économique vers des sociétés fondées sur le pluralisme et la liberté. Hans Stark emploie l’heureuse formule d’une « Ostpolitik communautaire active ».

Les Européens de l’ex-Est, si tant est qu’on puisse ainsi globaliser, souhaitaient la reconnaissance de leur pleine appartenance à la famille européenne et à ses valeurs – dont les avait injustement privés le rideau de fer. Ce faisant, ils aspiraient à être partie prenante de la créativité, de la prospérité et de la production et de la consommation de biens de consommation dont ils étaient privés depuis la fin de la guerre par les apories de la dictature et de l’économie soviétiques. Ils étaient également déterminés à obtenir un arrimage très rapide à l’Alliance atlantique pour se prémunir de tout retour en arrière de la politique étrangère soviétique – puis, à partir de décembre 1991, russe. Au grand dam des dirigeants de la nouvelle Fédération de Russie, les nouvelles adhésions à l’OTAN ont eu lieu le 12 mars 1999 – Hongrie, Pologne, République tchèque – et le 29 mars 2004 – Bulgarie, Roumanie, Slovaquie, Slovénie, Estonie, Lettonie et Lituanie. Cet élargissement de l’OTAN a modifié les débats sur les contours de l’atlantisme : dans les divergences intra-européennes sur l’invasion de l’Irak en 2003, les gouvernements des PECO ont rejoint ceux de l’UE 15 qui la soutenaient.

Le grand élargissement de l’UE a donc réaffirmé l’OTAN, dont les États-Unis sont l’État le plus puissant, comme alliance européenne de défense. L’une des priorités immédiates des Européens de l’ex-Ouest était bien, avec une détermination similaire, la sécurité collective. Ils firent très rapidement savoir aux pays candidats qu’ils tenaient à l’intangibilité des frontières, au respect des minorités nationales et à des relations intra-européennes régies par le droit et bannissant la violence et la guerre. Ce fut – et cela demeure – l’un des critères de Copenhague.

L’élargissement de 2004 a conforté cette réalité que le prix Nobel de la paix attribué à l’UE en 2012 a récompensée : les pays membres de l’UE ont tourné le dos à la violence et à l’agression militaire dans leurs relations entre eux. À telle enseigne qu’ils ont été désemparés, de 1991 à 1995, face à la guerre déclenchée par le nouveau pouvoir serbe post-communiste et nationaliste, incarné par Slobodan Milosevic, contre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine, dans l’ex-Yougoslavie.

Des élargissements qui en appellent d’autres…

À partir du Conseil européen de Copenhague des 21 et 22 juin 1993, la Commission européenne – successivement présidée par Jacques Delors, Jacques Santer et Romano Prodi – a mis en œuvre ce processus d’élargissement de l’UE. Les dépôts de candidature ont tous été réalisés entre 1994 et 1996. C’est à nouveau à Copenhague les 12 et 13 décembre 2002 que le Conseil européen proclama achevées les négociations avec huit des dix pays candidats issus de l’Europe communiste, ainsi qu’avec Malte et Chypre. Il fixait la perspective d’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie à 2007. Le traité d’adhésion fut signé à Athènes le 16 avril 2003, au pied de l’Acropole. C’était l’époque, entre autre, de Guy Verhofstadt et Louis Michel, Vaclav Klaus, Anders Fogh Rasmussen, Gerhard Schröder et Joschka Fischer, Kristiina Ojuland, José Maria Aznar, Bertie Ahern, Silvio Berlusconi, Vaira Vike-Freiberga, Jean-Claude Juncker, Laszlo Kovacs, Wolfgang Schüssel, José Manuel Barroso, Anton Rop, Göran Person, Tony Blair…

Photo de famille prise à Athènes après la signature du traité, 16 avril 2003. Archives nationales du Luxembourg

Suite aux ratifications, le grand élargissement entra en vigueur le 1er mai 2004. Le 1er janvier 2007, la Bulgarie et la Roumanie intégraient à leur tour l’UE, composée dès lors de vingt-sept États membres. Cette UE à 27 s’est élargie le 1er juillet 2013 à vingt-huit avec l’entrée de la Croatie qui complète cette cinquième vague d’élargissement de l’UE.

À Athènes, les chefs d’État et de gouvernement et les ministres des Affaires étrangères des 25 adoptèrent une brève déclaration. On y lit notamment : « Notre œuvre est sans précédent. La présente Union illustre notre détermination partagée à mettre fin à des siècles de conflits et à surmonter les divisions passées qui ont marqué notre continent. Elle illustre notre volonté d’œuvrer pour un avenir nouveau fondé sur la coopération, le respect de la diversité et la compréhension mutuelle ».

Les citoyens des États sortis du communisme ont très majoritairement voté « oui » lors des référendums de ratification du traité d’adhésion de leurs pays respectifs à l’UE en 2003 : de 67 % en Estonie à 92,4 % en Slovaquie. Ce soutien, constant depuis, a pu aller de pair avec des victoires électorales de partis eurosceptiques – mais pas europhobes –, comme le Fidesz hongrois, l’ODS tchèque et le PiS polonais.

Le Parlement européen est passé de 626 membres en 1995 à 736 membres en 2009. Son élargissement a plutôt bénéficié au PPE, le grand groupe des droites classique et démocrate-chrétienne, et secondairement au groupe de droite radicale CRE, souverainiste, très conservateur et à tendance illibérale. Le député polonais Jerzy Buzek a été élu président du Parlement européen en 2009. Donald Tusk, premier ministre polonais, a été élu par ses pairs président du Conseil européen en 2014. Danuta Hubner et Siim Kallas font partie des nouveaux Commissaires européens de 2004 emblématiques de la vie politique de l’UE et de sa capacité à prendre des décisions avec autant de fluidité à 27 qu’à 15, à 12 ou à 9. Le nombre de langues utilisées au quotidien dans la vie des institutions de l’UE est passée de 11 à 23 en 2007 et 24 en 2013. Cet élargissement n’a pas été sans générer des inquiétudes ou des fantasmes – dont la figure du « plombier polonais » inventée en 2005 dans le débat public français demeure l’emblème. « Et pourtant, elle tourne… », cette UE élargie ! En 2020, la lutte contre le Covid et ses conséquences a même témoigné de sa cohésion et de sa solidité.

En février 2022, l’impérialisme de l’État russe ayant envahi l’Ukraine a conforté cette cohésion ; il a surtout relancé le processus d’élargissement de l’UE, cette fois à l’Ukraine, à la Moldavie et à ceux des pays des Balkans occidentaux qui, déjà candidats, choisiront de tourner le dos à l’influence de la Russie (la question se pose notamment pour la Serbie) : entre les deux projets géopolitiques européen et russe, l’un fondé sur l’association volontaire de pays libres, et l’autre sur l’inclusion par la force et le nationalisme de pays asservis, il n’y a plus de place pour un entre-deux géographique.

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