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« Le cerveau du jugement est inhibé au moment de la passion amoureuse. » Conversation avec Bernard Sablonnière

Illustration d'un cerveau et d'un coeur.
Notre cerveau réagit très fortement au sentiment amoureux, mais aussi aux ruptures. Fida Olga/Shutterstock

_Professeur émérite de biologie moléculaire et de biochimie, médecin biologiste, chercheur, Bernard Sablonnière est aussi auteur de plusieurs ouvrages sur les maladies du cerveau. Lors de son passage aux Tribunes de la presse 2023, il a évoqué les mécanismes biologiques de la passion amoureuse, des hormones et neurotransmetteurs impliqués jusqu’aux effets sur le cerveau et le comportement. _


Considérez-vous avoir la passion de la transmission et du partage ? Est-ce que transmettre vos connaissances est ou était un impératif pour vous dans votre métier ?

Bernard Sablonnière : Je crois que oui. J’ai commencé ma carrière de professeur de médecine en 1993, il y a longtemps et tout de suite, j’ai eu des amphithéâtres remplis de 600 étudiants en première et deuxième année de médecine. À force de faire de la transmission un peu trop académique, j’ai essayé d’améliorer ma pédagogie afin d’être un bon professeur qui transmet bien avec beaucoup d’exemples. Cela m’a incité, plusieurs années plus tard, à mettre en forme mon expérience sous forme de livre grand public. Mon premier livre s’appelait « L’odyssée moléculaire » et en tant que biochimiste, j’y racontais tout un tas de molécules du vivant. Et puis après, j’en ai écrit d’autres.

À propos de la passion amoureuse, quelles sont les mécaniques cérébrales à l’œuvre lorsqu’on tombe amoureux ?

B. S. : Il y a encore beaucoup de mystères autour du fonctionnement de ce sentiment d’amour chez l’homme. Mais l’étude du fonctionnement du cerveau nous a déjà apporté des éléments de compréhension, nous avons quelques clés chimiques dans le cerveau qui permettent aux neurones de communiquer entre eux. Ces clés sont au nombre de sept ou huit, mais expliquent 90 % des comportements chez l’homme. Dans certaines régions du cerveau, la dopamine est l’hormone de l’envie, du désir et au sujet de la passion, c’est elle qui va être le moteur chimique des informations.

Quels sont les éléments qui vont déclencher la dopamine ?

B. S. : C’est tout le mystère du déclenchement de l’envie. Nous avons évidemment des besoins vitaux : boire, se nourrir, dormir. Mais d’un point de vue anthropologique, ce n’est pas très romantique, le besoin de se reproduire est aussi inscrit dans le cerveau humain. Dans son évolution, l’espèce humaine a développé le cerveau limbique – le cerveau émotionnel –, et tout autour du cerveau reptilien – le cerveau du système instinctif. C’est pour essayer de donner à l’homme cette capacité de développer des comportements extrêmement spécialisés pour initier cette envie de se reproduire. D’où la complexité de l’amour d’ailleurs.

Il existe des gens qui ne tombent jamais amoureux, qui n’ont jamais de relations sexuelles. Cela peut être en raison de freins dans le cerveau liés à une éducation, un traumatisme dans l’enfance, etc., qui font que certains comportements sont inhibés complètement. Cela arrive, mais ce sont des circonstances pathologiques. Mais l’envie d’amour, l’envie de relation avec une ou un partenaire est finalement un besoin quasiment vital.

Quelles réactions, chimiques et corporelles, le déclenchement de la dopamine va-t-il provoquer ?

B. S. : La dopamine est responsable de la passion, un accélérateur extrêmement fort. Il faut que la relation aboutisse. L’espèce dit au cerveau « il faut que certains comportements marchent, sinon l’espèce va disparaître ». Le cerveau du jugement est inhibé au moment de la passion amoureuse ; la pensée du partenaire nous obsède et domine notre vie. Cela est dû à un déséquilibre des accélérateurs et des freins dans le cerveau. On est stressé au début, on ne mange plus, on ne dort plus… c’est la noradrénaline. Mais elle dure peu de temps.

Dès que la dopamine, hormone du désir, prend le dessus, débute le moment où nous sommes obnubilés par la passion. Lorsque la relation va commencer, si bien sûr il n’y a pas d’échec après, le cerveau va ensuite chercher à retrouver un équilibre entre les accélérateurs et les freins. La sérotonine, hormone régulatrice, va contribuer à baisser les hormones du stress. La libération de l’ocytocine survient ensuite et va permettre l’attachement. Les anthropologues considèrent que ce fonctionnement hormonal est fait pour permettre à la formation d’un couple de durer au moins deux/trois ans. Dans l’évolution de l’espèce, le cerveau a calibré ça avec une forte sécrétion d’ocytocine à ce moment-là pour permettre éventuellement à un bébé de naître et pour qu’il puisse être sevré dans de bonnes conditions.

À partir de quel moment peut-on vraiment parler de passion, est-ce le cœur ou le cerveau qui décide ?

B. S. : Le cœur n’a aucun rôle, c’est juste une pompe. Mais il est souvent associé à l’amour car il s’agit d’un organe exprimant très fortement les émotions et sensible à ces hormones stressantes telles que la noradrénaline, à l’origine des palpitations. Mais ces réactions cardiaques servent simplement à alerter le cerveau qu’une réaction corporelle se met en jeu. Le cerveau interprète ensuite l’émotion pour la traduire en quelque chose de plus mental, d’exprimable qu’est le sentiment. La phase de passion peut être déréglée chez certaines personnes. Dans les relations amoureuses, les gens peuvent continuer d’avoir une vie normale en dehors des périodes où ils sont avec l’être aimés. D’autres sont obsédés, à un niveau compulsionnel. C’est un déséquilibre entre les accélérateurs et les freins et ça dépend génétiquement de la façon dont le cerveau s’est créé puis s’est construit, et si on a des récepteurs ou des transporteurs de dopamine plus ou moins actifs dans notre cerveau.

Comment est-il possible d’entretenir la passion ?

B. S. : Tous les couples savent que si on veut remettre un peu de sel dans sa relation il faut innover. Il faut trouver des nouvelles situations où on va susciter un désir qui donnera un plaisir qui n’est pas connu chez le partenaire. Ne pas toujours lui acheter le même parfum, l’emmener dans le même resto… Il faut être plus spontané. Lorsque le cerveau se trouve face à une situation d’activation du circuit de désir-plaisir qu’il ne connaît pas, ça peut susciter une perception de plaisir qui est d’une intensité plus forte. Il faut donc varier les plaisirs. Et souvent je dis « petit désir, petit plaisir ». Si vous voulez augmenter l’intensité du plaisir, il faut essayer de changer la circonstance qui mène à cette activation de l’envie.

Ces mécanismes que nous avons évoqués pour la passion amoureuse s’appliquent-ils aussi aux passions pour une activité comme que l’art, la musique… aux domaines matériel et immatériel finalement ?

B. S. : Oui, car la passion est une envie d’intensité extrêmement forte. On va concentrer cette énergie sur cette activité-là et on va délaisser les autres. C’est cela le caractère passionnel, un peu compulsif. On va peut-être même se fatiguer, mais on aime ça parce qu’on perçoit ce plaisir et à ce moment-là, ça devient un peu comme une drogue. Cela correspond à la passion de la suractivité. On trouve aussi ce mécanisme chez un certain nombre d’hommes de pouvoir ou d’hommes politiques qui suractivent leur envie de tout. Et cela se termine par une envie de dominer qui est liée à une perception du plaisir assez importante.

Que se passe-t-il dans notre cerveau lors d’une rupture ?

B. S : La rupture est un état de manque extrêmement instantané. Dans le circuit désir-récompense, un désir est émis mais la récompense n’arrive pas et le cerveau n’aime pas du tout ça, car le désir n’est pas calmé. Très vite, l’axe du stress est activé. Le cerveau envoie un signal à la petite région du cerveau appelée l’amygdale, qui se dit « ça y est, j’ai une émotion négative très forte. Je dois donner une alerte à l’ensemble du corps comme quoi ça ne marche plus ». Les hormones du stress – le cortisol – sont activées : on pleure, on dort mal parce que la noradrénaline nous met en état d’alerte permanent et on est désorienté.

Il y a un dérèglement de cet équilibre entre les accélérateurs et les freins au niveau émotionnel, et le cerveau va essayer de retrouver un équilibre. Le cortisol va pousser le corps humain à se reposer et reconstituer ses réserves de clés chimiques. L’hormone de la sérotonine va agir avec une molécule du cerveau appelée la diméthyltryptamine, elle permet d’avoir deux façons de réagir. Au début, la sérotonine va entraîner un comportement de calme. C’est une sorte de frein entraînant un comportement soumis par rapport à ce qui nous arrive. Et si la situation perdure dans d’autres neurones du cerveau, la sérotonine va provoquer un coup de fouet pour essayer de réagir et on va vouloir repartir, revivre.

Le cerveau a-t-il révélé tous ses secrets ? À votre avis, quels sont les domaines inexplorés sur lesquels il faudrait axer en priorité les recherches ?

B. S. : Alors non, on ne connaît pas tout. Ce n’est aujourd’hui qu’un balbutiement, mais avec les techniques d’imagerie actuelles et les systèmes d’interactions entre puces électroniques puis neurones, il est possible de repérer les circuits de façon extrêmement fine, afin de mieux comprendre comment la régulation des influx se forme. Je pense que ce qui étonne de plus en plus les scientifiques, ce sont les capacités d’adaptation du cerveau, ce qui est appelé la plasticité. Les conséquences des recherches sur ce sujet pourraient être de nouvelles pistes pour traiter les maladies de Parkinson ou d’Alzheimer autrement qu’avec des médicaments. Ce sont des pistes intéressantes.


Propos recueillis par Loéva Claverie et Agathe Courret, étudiantes en master professionnel de journalisme à l’Institut de Journalisme Bordeaux Aquitaine (IJBA).

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