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Le couronnement d'Elisabeth II, un événement inédit pour la télévision franco-britannique. Fonds Jean d'Arcy, Fourni par l'auteur

Le couronnement d’Élisabeth II, un moment fondateur pour la télévision européenne

La reine Elizabeth II, décédée le 8 septembre 2022 à l’âge de 96 ans, aura régné 70 ans. Le 2 juin 1953, elle est couronnée reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord en l’abbaye de Westminster, moment historique pour la télévision qui magnifie cette solennelle cérémonie religieuse. Paradoxale et inédite rencontre entre un rituel immuable depuis des siècles et une nouveauté technique qui allait bouleverser la communication et la culture à travers le monde. Cette cérémonie télévisuelle sera l’aboutissement d’un processus initié en 1950.

L’émergence d’échanges de programmes franco-britanniques

Considérés comme des événements fondateurs de l’histoire de la télévision européenne et en particulier française, les émissions franco-britanniques « l’expérience de Calais » en août 1950 et « la semaine de Paris » du 8 au 14 juillet 1952, attestent de l’ambition et des immenses défis techniques du nouveau média qu’est la télévision véritable « fenêtre ouverte sur le monde », tant en Grande-Bretagne qu’en France.

Le programme est retransmis de l’Hotel de Ville de Calais. Archives audiovisuelles de la BBC, Bretford

« L’expérience de Calais » est la première retransmission transnationale en direct d’images télévisées jamais réalisée, cent ans après la pose du premier câble sous-marin du télégraphe. Un communiqué technique de la BBC souligne alors que la diffusion est « le fruit de recherches et d’expériences rigoureuses des ingénieurs et des fabricants de radio britanniques », car cette retransmission nécessite de lever les obstacles relatifs à la traversée des 65 kilomètres de la Manche entre les deux côtes, car les signaux reçus à Douvres peuvent fluctuer selon le temps et les marées, mais aussi par les navires empruntant le détroit.

Légende : la télévision traverse la Manche : le présentateur de la BBC Richard Dimbleby avec une famille de Calais en costumes traditionnels et un vétéran français (à droite). Archives audiovisuelles de la BBC, Bretford

Si l’expérience de Calais atteste de la faisabilité d’une retransmission télévisée entre les deux pays, la mise en œuvre du point de vue technique est exclusivement britannique et seuls les téléspectateurs britanniques peuvent voir l’émission. Les obstacles techniques et financiers de l’époque freinent le projet du Comité de liaison de télévision franco-britannique, créé fin 1949, constitué d’experts britanniques (BBC) et français (RTF), d’échanger des programmes d’informations, de courts documentaires voire de coproduire des films pour la télévision. D’un point de vue technique, les différences de normes de télédiffusion (standard de 819 lignes en France et 405 en Grande-Bretagne) par exemple obligent les ingénieurs à concevoir des systèmes de conversion.

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La semaine franco-britannique, qui nécessite de nombreuses concertations entre la BBC et la RTF sur les aspects esthétiques, pratiques et techniques des programmes, constitue la seconde étape de la réalisation d’une émission transnationale qui relie Paris et Londres dans les deux sens.

Le conducteur de la semaine franco-britannique. Fonds Jean d’Arcy, Fourni par l'auteur

Jean d’Arcy, l’homme de la situation

Jean d’Arcy, nommé responsable de l’organisation de l’événement par Wladimir Porché le 19 novembre 1951, entend créer des contacts cordiaux entre les équipes britannique et française et surtout développer la télévision dont il pressent les enjeux.

Jean d'Arcy. Fonds Jean d'Arcy.

Pour la première fois dans l’histoire de la télévision deux chaînes de stations étrangères (BBC et RTF) vont durant sept jours travailler en complète coopération. Grâce à un système de relais mobiles unissant Paris à Londres (le plus étendu de ce genre ayant jamais été réalisé) les programmes de la Télévision française sont vus sur tous les écrans récepteurs britanniques. Les émissions, réalisées pour la plupart sous forme de reportages, sont destinées à présenter Paris, dans sa vie quotidienne de travail et de loisirs, au public d’outre-Manche.

L’expérience est d’un grand intérêt pour les rares téléspectateurs français, qui selon Jean d’Arcy sont « ainsi appelés à participer à une première expérience de contacts humains par delà les frontières grâce à ce moyen d’expression nouveau qu’est la télévision » dans l’esprit de l’entente cordiale.

En Une du magazine de la BBC Radio Times, 4 juillet 1952, la semaine de Paris est représentée par les deux emblèmes nationaux : Britannia et Marianne se saluent et tiennent un récepteur de télévision montrant les logos de la BBC et de la RTF.

L'iconographie de « l'entente cordiale » télévisuelle.

Ainsi, l’expérience de Calais et « la semaine de Paris » démontrent la faisabilité de programmes communs de télévision et s’inscrivent dans l’ambition de créer un réseau européen. Car Jean d’Arcy mentionne le fait que, « pour faire une bonne télévision, il faut au moins un continent, les États-Unis ou l’Europe, par exemple » ce qui nécessite le partage de ressources (programmes, matériels), la communication entre professionnels (coproduction, échanges de pratiques), la communication entre systèmes techniques avec la volonté de les standardiser. Après cette expérience réussie, Jean d’Arcy nommé directeur des programmes de la RTF, incarnera la figure historique du développement de la télévision française avec l’ambition forte d’en faire un média aux missions culturelles, sociales et civiques.

Le couronnement de la reine Elizabeth II (2 juin 1953) : un rituel magnifié

D’Arcy défend le « projet du couronnement » (Coronation Project) et tente même de convaincre l’UER d’y prendre part. Ancien militaire, il n’est pas ingénieur, mais grâce à ses appuis politiques, notamment celui du ministre de l’Information, il ouvre la voie à une solution, quand la conversion des lignes de transmission s’avère être un obstacle majeur pour le « projet du couronnement ».

Le dispositif technique de la retransmission du courronnement d’Élisabeth II, en 1953. Fonds Jean d’Arcy

Ainsi, la collaboration d’hommes tels que Jean d’Arcy, Cecil McGivern, directeur de la BBC et le Hollandais Jan Willem Renge permet en février 1953 au « projet du couronnement » de voir le jour.

Pour la première fois dans l’histoire de la télévision, un événement est diffusé en direct dans cinq pays : l’Angleterre, la France, la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne ; il inaugure une nouvelle période et marque l’essor de la télévision. « La télévision grâce au couronnement a fait la conquête du grand public » souligne le Figaro du 3 juin.

Les gestes qui marquent le couronnement constituent un rite de consécration au cours duquel la jeune princesse est formellement reconnue comme Reine, la 6e femme à ceindre la couronne d’Angleterre et le 40e monarque depuis Guillaume le Conquérant. C’est cette consécration qui est mise en scène et formalisée par la cérémonie, acte performatif et instituant. Pour la première fois dans l’histoire, les spectateurs sont conviés à l’éclat et au faste d’un sacre monarchique, assistant ainsi au rituel jusqu’alors confidentiel, transformé par leur présence et par la prouesse que représente le direct à cette époque.

La télévision doit ainsi faire face à de nombreux problèmes dont la non-concordance du temps cérémoniel et du temps télévisuel. Le couronnement s’accomplit dans la lenteur, car il est héritier d’une tradition et d’un rituel qui suppose la présence réelle, voire la ferveur et la communion. Un rituel dans lequel l’attente participe de la solennité et suscite l’émotion de l’assistance. À l’inverse, le temps télévisuel appelle l’action et ne supporte guère de temps mort. Pendant six heures, la télévision diffuse les différentes manifestations liées au sacre d’Élisabeth II, suscitant une forte audience grâce à la mobilisation de l’opinion publique par des émissions en direct de Londres durant les quatre jours qui précédent.

En France, alors que le développement de la télévision en est encore à ses balbutiements, la vente de récepteurs est sans précédent et les téléspectateurs qui ne disposent pas du petit écran, se rassemblent dans les rues, devant les vitrines de magasins, dans les cafés, en famille, chez des amis ; la cérémonie est retransmise sur des écrans géants dans plusieurs salles de cinéma parisiennes et des téléviseurs sont installés à l’ONU, à l’OTAN et dans les ambassades d’Angleterre et du Canada…

Léon Zitrone, est choisi pour commenter la cérémonie dans le style qui fera de lui une des figures emblématiques du petit écran. Les images cérémonielles sont aussi commentées par Étienne Lalou, Roger Debouzy, Jacques Sallebert et Pierre Tchernia.

Léon Zitrone, présentateur de la R.T.F, s'illustra lors de la retransmission télévisée du sacre d’Elizabeth II. Fonds Jean d'Arcy, Fourni par l'auteur

En Angleterre, la BBC a disposé des caméras à Londres. 56 % de la population britannique – soit 20 millions d’Anglais – suivent la retransmission qui renforce le sentiment d’unité du peuple à l’égard d’une monarchie désormais accessible à tous. Pour la première fois, à l’occasion du couronnement d’Elizabeth II, l’audience de la télévision dépasse au Royaume-Uni celle de la radio, le nouveau média conquiert ses publics nationaux et s’internationalise.

Ce jour-là, l’audience télévisuelle mondiale du couronnement est estimée à 277 millions de téléspectateurs. L’enregistrement du film est aussi envoyé dans les heures qui suivent le direct par avion dans d’autres pays, notamment au Canada et aux États-Unis.

L’événement est un triomphe, car la télévision montre son aptitude à saisir en direct un grand moment susceptible de passionner un large public. Comme le soulignent Daniel Dayan et Elihu Katz, la télévision cérémonielle que constitue un événement comme le couronnement d’une Reine, « interrompt le cours habituel des programmes, exerce un quasi-monopole sur l’attention publique, suscite la constitution d’immenses communautés de téléspectateurs qui assistent et « participent » à cet événement solennel.

Des deux côtés de la Manche, le dispositif technique est impressionnant. Fonds Jean d’Arcy

L’Eurovision : vers une communication européenne

Après ce rendez-vous historique, l’Eurovision voulue par Jean d’Arcy naît dès 1954, avec la ferme volonté d’abolir les frontières et de mobiliser des publics nationaux sur des programmes fédérateurs. Selon lui, la télévision peut être « une école de tolérance et d’intelligence d’autrui, contribuant à faire disparaître chez les nations leurs préjugés séculaires vis-à-vis d’autres nations ».

Les vertus de la télévision selon Jean d’Arcy. Fonds Jean d’Arcy, Fourni par l'auteur

Le ralliement massif des audiences à ce nouveau média sur le modèle américain (15 millions de récepteurs en 1952 et 35 millions en 1961) s’opère dans les années 1950. Et ce parce que la télévision a su utiliser les grands événements pour porter son essor et comprendre, avec la retransmission internationale du couronnement d’Elizabeth II, que sa force réside non pas dans la « mise en boîte » d’émissions diffusées en différé, comme le croyaient ses pionniers, mais dans l’exceptionnelle charge émotionnelle de l’image en direct.

Événement en direct, la retransmission des funérailles officielles de la reine Élisabeth II, minutieusement préparées, a célébré le destin unique de cette souveraine, devenue une icône planétaire. Grâce aux satellites de communication rendant possible la mondiovision, la télévision a cette capacité de rassembler des millions, voir des milliards de téléspectateurs à travers le monde. Devant leur petit écran, tous sont liés par l’expérience commune d’assister pour un temps à une part de l’histoire du monde, par-delà les clivages politiques ou culturels.

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