Menu Close

Le lisse et le dru : ce que notre rapport à la pilosité dit de nous

Fantaisie érotique montrant une femme nue portant un diadème, s'épilant le pubis sous le regard d'un angelot. 18e siècle. Wikipédia

Dans l’histoire de l’Occident comme dans celle du monde méditerranéen et proche-oriental, le paradigme historique de la beauté associe la peau lisse, épilée, au genre féminin, tandis que la pilosité est réservée au genre masculin, à quelques exceptions près. Le cas de l’Iran est, à ce titre, exemplaire. La veille du mariage, la bandandaz (l’épilatrice), maniant avec dextérité fil, pâte dépilatoire à base de chaux, rasoir et cire transforme le corps poilu de fille en corps entièrement lisse de femme. L’épilatrice porte une attention particulière aux sourcils devant désormais former des arcs fins et parfaits. Aux « pattes de chèvre » (pâtche bozi) touffues des adolescentes se substituent deux courbes jugées plus harmonieuses.

Dans le quotidien, l’état des sourcils des Iraniennes renseigne sur le statut de l’interlocutrice et invite d’emblée à employer tel terme d’adresse ou telle formule de politesse. Mais, dans leur souci d’émancipation, de jeunes filles intrépides brouillent ce code de reconnaissance ; anticipant sur le rite de passage et voulant se conformer aux canons de la beauté juvénile occidentale, elles se font épiler les sourcils, ce qui entraîne, dans les milieux conservateurs, la réprobation de leurs parents.

Des pratiques fluctuantes

Les exceptions historiques et ethniques à ce schéma général opposant le lisse au dru ne manquent pas. Le christianisme a prôné, avec plus ou moins de succès, le respect de la nature créée par Dieu, les poils ayant, en outre, pour vertu, de cacher les « parties honteuses », tandis que l’épilation du pubis et des aisselles est la norme, pour les deux sexes, dans les sociétés islamiques, les poils qui retiennent les sécrétions (le sang, l’urine, la sueur, les matières fécales) étant considérés comme impurs. On ne saurait, dans ces conditions, effectuer ses obligations religieuses couvert de poils et il est significatif que la pâte dépilatoire soit appelée en persan vâjebi (« obligatoire »).

En France, du Moyen-âge au XVIe siècle, les femmes aisées pratiquaient l’épilation intégrale, un usage qu’avaient découvert les Croisés en Orient. On comptait ainsi 26 bains chauds ou étuves à Paris en 1292. Puis, la pratique de l’épilation s’estompe pendant les siècles qui suivent la Renaissance ; l’eau, et surtout l’eau chaude, a alors mauvaise réputation ; elle est censée amollir les chairs et rendre les pores de la peau perméables aux microbes.

Malgré une réhabilitation partielle des bains chauds à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle, il faut attendre le XXe siècle pour que l’épilation retrouve une pleine légitimité : la disparition des robes longues, l’apparition des décolletés, le dénudement progressif des corps en période estivale, puis l’apparition des bas transparents en nylon en 1946 contribuent à ce retour, voire à une dictature du lisse (« a depilatory age », dit une historienne américaine), qui connote, en outre, la désanimalisation, le net, l’hygiénique et l’inodore. Franchissons l’océan atlantique : au Mexique, dans les zones de frontière ethnique, comme l’a démontré l’anthropologue Jimena Paz Obregon, les femmes d’origine espagnole mettent un point d’honneur à ne pas s’épiler les jambes pour se démarquer des Indiennes à la peau naturellement glabre. Le souci de manifester son appartenance ethnique l’emporte ici sur celui d’exhiber les signes de féminité communément admis en montrant des jambes lisses.

Des normes en voie de redéfinition

Chez les femmes d’aujourd’hui, dans le sillon de la récente vague féministe initiée avec le mouvement #MeToo, la rébellion contre le lisse correspond au refus de se plier aux normes de genre et de consacrer du temps à des injonctions liées au seul désir masculin dans un cadre hétéronormé, mais aussi au refus d’une forme d’infantilisation ou d’hypersexualisation… sans compter le caractère douloureux et coûteux de l’opération.

En France, les femmes qui ne s’épilaient pas le pubis étaient 15 % en octobre 2013, contre 28 % en janvier 2021. Plus globalement, la proportion de femmes épilées diminue : 85 % en octobre 2013, contre 72 % en janvier 2021.

Mais la barbe, dira-t-on. Voilà un attribut pileux qui manifeste l’appartenance au genre masculin – quoiqu’elle puisse faire l’objet d’un jeu queer avec le genre, comme en témoigne le chanteur drag queen Conchita Wurst, gagnant de l’Eurovision en 2014. La barbe d’aujourd’hui n’a rien à voir avec la barbe des « poilus » de 1914, avec la moustache drue du temps passé que vantaient les héroïnes de Maupassant (dans un court texte intitulé « La moustache »). La barbe d’aujourd’hui n’est pas non plus celle, hirsute, du révolutionnaire mais une barbe entretenue avec une tondeuse à sabots – la « hype » autour des barbiers pointus en témoigne.

Conchita Wurst lors de la conférence de presse des vainqueurs, juste après avoir gagné le Concours Eurovision de la chanson 2014 Copenhague. Wikimedia

La barbe est de nos jours un signe d’entrée dans la vie adulte (d’après l’enquête Opinion Way de 2018, 92 % des 24-35 ans la portent) alors que, négligée, ce fut longtemps un signe d’entrée dans la vieillesse. Ce qui frappe, c’est donc cette inversion des usages et des significations. Cette différence de génération se reflète aussi dans les appréciations des femmes : d’après la même enquête, les jeunes femmes en couple sont peu séduites par des visages complètement rasés (17 %), alors que 42 % des femmes de plus de 35 ans apprécient ce style. Autre témoignage de cette inversion : 44 % des plus de 50 ans se rasent tous les jours, 6 % seulement des moins de 35 ans.

Nous sommes passés, chez les hommes, d’une génération au visage lisse à une génération valorisant le poil sur le visage, d’une esthétique faciale glabre à une esthétique pileuse – bien que domptée. Dans les années 1980-1990 caractérisées par un minimalisme esthétique et où dominaient les idéologies modernistes, tout était lisse : le glabre, le clean, la coupe rase des garçons, se sont accordés avec le gris froid de l’ordinateur, la simplicité lisse du mobilier et la nudité des façades ; seuls sur les visages une « mouche » ou quelques poils en bordure des lèvres rappelaient la différence de genre.

Chez les femmes aussi, cette idolâtrie du lisse semble avoir vécu – mais pouvons-nous prévoir l’avenir ? – et les mannequins les plus en vue n’hésitent pas à exhiber des aisselles velues, tandis que certaines influenceuses assument des jambes poilues. Ce mouvement fut initié par Julia Roberts et Milla Jovovich qui exhibaient fièrement en 1999 leurs aisselles dont elles avaient laissé repousser les poils. Serait-ce l’annonce d’un – improbable – retour vers « une esthétique poilue », une expression que Salvador Dali employait pour caractériser l’architecture de Gaudi ?

La mise en relation de la manière d’entretenir ses poils et des dominantes stylistiques est manifeste à d’autres périodes de l’histoire. Ainsi à la fin du XVIIIe siècle. L’exubérance des jardins baroques, la prolifération ornementale des chapelles de la même époque et les extraordinaires coiffures : perruques du règne de Louis XVI, ornées de plumes, de rubans, de bateau… participent d’un même schème esthétique.

Typologie des perruques présentée dans l’Encyclopédie méthodique, 1785. Wikimedia

Scruter une société par ses recoins pileux peut paraître a priori bien futile. Mais ces jeux de l’apparence qui semblent détourner de l’essentiel nous y ramènent brutalement quand on considère les passions, les polémiques, les interdits, les violences qu’ils peuvent susciter. Comme souvent, l’accessoire (ici le lisse et le dru) est une fenêtre privilégiée pour humer l’air du temps.


Pour aller plus loin : Christian Bromberger, « Les sens du poil », Creaphis éd.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,600 academics and researchers from 4,945 institutions.

Register now