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Le naturaliste Alexander von Humboldt, « inventeur » de l’écologie ?

Portrait of Alexander von Humboldt par Friedrich Georg Weitsch, 1806. Alte Nationalgalerie, Berlin. Google arts and Culture

À l’époque où les humains expérimentent les premières ascensions en ballon, les premières navigations à vapeur sur l’eau et où les premiers ingénieurs inventent les trains, les explorateurs européens sillonnent la planète pour remplir les terrae incognitae de la carte du monde. Entre 1780 et 1830, comment tracent-ils leurs sillons ? Par les moyens les plus rudimentaires : la navigation et la marche. La carte du monde qui se dessine dans les cabinets des topographes est celle de scientifiques qui relient les étoiles à la Terre, et usent de la triangulation pour étaler sur des feuilles leurs calculs.

Ces passionnés de la mesure, ces techniciens offrent leurs services aux pouvoirs politiques avides de connaître les richesses de leur sous-sol et de dessiner des frontières. Ces aventuriers n’ont peur de rien. À la fin du XVIIIe siècle, la rugosité du monde physique ne lève pas les doutes. Le ciel a bien été vidé de ses divinités par les Copernic, Galilée et autre Newton, mais la Terre ? Les océans ? Les montagnes ? Les forêts ? Qui peut bien expliquer par une physique raisonnée comment fonctionne cette machine très complexe qu’est la planète Terre ?

La Terre comme un organisme vivant

Celui qui veut donner le premier récit d’une Terre comme un organisme vivant, c’est Alexander von Humboldt. Contrairement à Christophe Colomb ou Isaac Newton, Humboldt n’a pas découvert de nouveaux continents, il n’a pas formulé de nouvelles lois de la physique, mais il apporte une nouvelle vision du monde. Et à ce titre, pour Juliette Grange, il est bien le père de l’écologie.

Selon sa biographe Andrea Wulf, ses idées sont devenues si courantes qu’il a disparu derrière leur évidence. Pour comprendre la grave crise écologique actuelle, nous avons besoin de Humboldt. Déjà en 1801, le savant allemand percevait combien les humains étaient capables de « ravager » la Terre. « L’équilibre général qui règne au milieu des perturbations est le résultat d’une infinité de forces mécaniques et d’attractions chimiques qui se balancent les unes par les autres ». La Terre, poursuivait-il, est « une entité naturelle mue et animée par une même impulsion ».

Oublié à la fin du XIXᵉ siècle

Alors qu’Alexander von Humboldt a été adulé de son vivant, il a été oublié à la fin du XIXe siècle. En France où il a pourtant passé plus du tiers de sa vie, il était très proche de tous les scientifiques sans appartenir au monde académique et il refusait tout poste de responsabilité. L’historien David Blankenstein pense qu’il fait partie de « ces nombreux Allemands effacés de la perspective française après la défaite de 1871 » alors qu’il est pour l’Américain Ralph Waldo Emerson « l’homme le plus connu de son époque après Napoléon ».

Il a donné son nom à un célèbre courant marin dans le Pacifique, à de multiples chaînes de montagnes en Chine, en Afrique du Sud, en Océanie, au Mexique et au Venezuela, à des dizaines de rivières, des chutes d’eau, des parcs, des geysers et des baies. On trouve son nom jusque sur la Lune avec une Mare Humboltianum. Plus d’une dizaine de villes (treize en Amérique du Nord) et des comtés lui empruntent leur nom. Un nom qu’on retrouve sur environ trois cents plantes et cent animaux, ainsi que sur des dizaines de minéraux. Alexander von Humboldt bat le record au monde des toponymes commémorant un nom, dépassant tous les présidents, les rois, les savants – y compris Léonard de Vinci et Louis Pasteur, Newton et Einstein – et les artistes.

Dans sa longue vie quasi biblique – il meurt à l’âge de quatre-vingt-dix ans –, il a passé l’essentiel de son temps à se confronter au monde physique pour connaître la Terre. Si les maîtres du monde colonial du XIXe siècle, les Anglais l’empêchent de mettre le pied en Asie du Sud et du Sud-Est où il aurait aimé explorer l’Himalaya, il parvient à réaliser deux grands voyages. Seul, il organise le premier de 1799 à 1804 avec l’appui du roi d’Espagne Charles IV, une expédition qui dure cinq années sous les tropiques de l’Amérique latine. Un autre lui est proposé par le tsar russe Nicolas Ier en Asie du Nord-Est jusqu’au pied de l’Altaï durant sept mois en 1829.

Un voyage fondateur

Le récit de son premier voyage a connu une postérité exceptionnelle ; il a enrichi toute la vie de Humboldt. Kenneth White pense que ce n’était ni une aventure, ni un vagabondage mais un vrai « plan de travail, un plan de vie ». Le récit détaillé de ces Voyages dans l’Amérique équinoxiale a inspiré de jeunes savants comme Charles Darwin qui a payé sa dette envers Humboldt en le citant autant que possible.

Cette expédition n’a cessé d’être analysée, tant elle est dense et ambitieuse. Avec la crise écologique actuelle, elle a gardé toute son actualité. Son heure pourrait être à nouveau venue. Humboldt n’a-t-il pas, à partir de ses observations du lac Valencia au Venezuela en 1800, pesté contre les dégâts causés par les plantations coloniales ? Il y déplorait la stérilisation des sols liée à une déforestation brutale, la disparition de la végétation liée à un usage intensif de l’eau.

Il y voyait ce qu’on appelle aujourd’hui une boucle de rétroaction négative, avec la forêt tropicale jouant un rôle central dans le cycle de l’eau et le réchauffement global provoqué par la perturbation de ce qu’on appellera au XXe siècle le cycle géochimique du carbone. N’est-ce pas là formuler, de manière limpide, le rôle des activités humaines dans le changement climatique qui a ouvert une nouvelle ère dans le temps géologique qu’on appelle l’anthropocène ?

« Chaque canton du globe est le reflet de la nature entière »

Humboldt s’est donné de considérables moyens techniques pour parvenir à son objectif car, dit-il, « mon attention est l’harmonie des forces concurrentes, l’influence de l’univers inanimé sur le règne animal et végétal. » Il lui faut traquer et nommer ces « forces ». Dans l’Amérique tropicale, il ne visite aucun lieu sans noter sur ses carnets l’évolution de la température, la pression et l’électricité de l’air, la température d’ébullition de l’eau, les mélanges gazeux atmosphériques, le champ magnétique, le bleu du ciel, les espèces de plantes et d’animaux et leurs associations, ainsi que les roches. Tout en s’émerveillant des paysages, il se comporte comme un physicien qui aurait sorti ses instruments du laboratoire.

Pour Jérôme Gaillardet, il va plus loin que nos sens communs, il « mathématise » le monde pour imaginer une physique du globe, en mettant en relation ses mesures des gradients dans l’espoir de faire naître des relations causales. « Chaque canton du globe est le reflet de la nature entière » écrira Humboldt dans Cosmos. En comparant la carte mondiale du champ magnétique qu’il avait établie avec celle révélée aujourd’hui – avec l’aide des satellites –, on est bluffé par l’exactitude des mesures de cet Eratosthène du XIXe siècle.

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Durant ses années parisiennes, Alexander von Humboldt vit dans un triangle magique du Quartier latin, entre l’Observatoire, l’Institut et le Muséum, visitant ou travaillant avec les sommités scientifiques que furent Monge, Gay-Lussac, Cuvier, Berthollet, Arago, Thénard, Vauquelin, eux-mêmes rappelant les filiations d’avec les Lavoisier, Lamarck, Chaptal, Jussieu, Delambre, Laplace… Il ne manque pas une séance de la classe des sciences de l’Institut de France, où il ne fait pas moins de trois lectures dans le courant de 1798 et l’Académie des sciences lui rend un solennel hommage en 1806. L’année suivante, Humboldt et Bonpland offrent au Museum de Paris quarante-cinq caisses de plantes sèches, soit six mille échantillons et ils commencent la rédaction de leur Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent, onze volumes in-folio et quatre cents gravures et soixante-dix cartes.

Alexander von Humboldt savait « battre du tambour », ce qui pour le germaniste Christian Helmreich, « fait partie du métier d’intellectuel ». En vibrionnant dans les salons les plus huppés de Paris, en conseillant les rois de France et de Prusse, en organisant des grandes conférences ouvertes à tout public à Berlin, il savait installer des paysages par une parole brillante, élaborer une géographie d’auteur. Brillant orateur, personne n’osait polémiquer avec lui.

Humboldt a été formé par l’élite allemande, de Goethe à Werner. Mais du fait des origines françaises de sa mère, Marie-Elisabeth Colomb, il écrit une grande partie de son œuvre en français, dans une langue qui lui permet de mieux exprimer ses idées « géopoétiques ». À cette époque, le romantisme allemand est très prégnant. Mais il est marqué par les conceptions mécanistes et vitalistes, la croyance en la raison et cette « machine de guerre » qu’est l’Encyclopédie des Lumières françaises. Cela lui donne un esprit très clair et Kenneth White ajoute une « vigueur de pensée, un encyclopédisme éclairé, un élan transnational et un désir d’unité ». Il confine les idées des religions dans ce qu’on nomme à l’époque les « traités de mœurs » et qu’il appelle, non sans ironie « les petits romans historiques » ou encore « les rêves géologiques comme ceux d’une genèse de la Terre ».

Humboldt et Bonpland au pied du Chimborazo en Équateur. Hermann Buresch/RMN-Grand Palais

Sans avoir intégré aucune institution scientifique, il n’en a pas moins échangé avec des centaines de chercheurs dans le monde entier. Il parvient à élaborer la notion de système dynamique dans lequel différents compartiments interagissent et concourent à la stabilité de l’ensemble. Pour Jérôme Gaillardet, « on n’est pas si loin de la manière dont les premiers chimistes Lavoisier, Bersélius, Bischof, Ebelmen… et le premier des géochimistes Vladimir Vernadsky commencent à décrire les cycles à la surface de la Terre […]. Humboldt est arrivé trop tôt pour voir dans le recyclage de la matière sur la Terre, un des mécanismes liant entre elles les choses qu’il a observées, mais il a inspiré clairement Vernadsky et, dans sa lignée, Lovelock, le père de la théorie Gaïa ».

Préserver les biens communs

C’est ainsi qu’Alexander von Humboldt est un savant à relire aujourd’hui. Pour entrer dans la complexité de sa pensée, le Voyage en Amérique équinoxiale – dont nous racontons ici les thématiques physiques – est la meilleure porte possible. Car Humboldt prend les routes océaniques et fluviales, il franchit des cols dans les Andes équatoriales dont il gravit les sommets volcaniques, il passe des déserts à la forêt sempervirente et aux sommets enneigés. Hydrologue, géologue, volcanologue, écologue, il pose la question de la pérennité de cette fine pellicule du globe sur laquelle nous vivons que les géochimistes appellent « la zone critique ».

Comment préserver ces biens communs que sont l’eau, l’air, les sols ? Nous ne sommes plus dans les faits scientifiques pour comprendre la planète Terre. Nous sommes dans les valeurs morales ou politiques. Nous sommes entrés dans l’anthropocène…

Géographie des plantes équinoxiales : Tableau physique des Andes et pays voisins, Alexander von Humboldt (auteur), Aimé Bonpland (auteur), Anne-Charlotte de Schönberg (dessinateur), Louis Bouquet (graveur), 1805. St. Louis Missouri Botanical Garden, Peter H. Raven Library

Dans ses Tableaux de la nature, livre qu’il chérissait parmi tous ceux qu’il a écrits, il explique que « les forces de la nature « coopèrent », en voulant à la fois engager l’imagination, la connaissance des choses dans leurs configurations cachées et relations plastiques profondes et, in fine, enrichir la vie par de nouvelles idées. Pour Kenneth White, « Humboldt est un scientifique, un intellectuel qui a une vision ». L’homme fait partie de la nature. Sa vision englobante fonde son voyage dans les terres tropicales et son projet de Cosmos, au terme de sa vie, qui nous mène des canyons aux étoiles et aux planètes.


Gilles Fumey est l’auteur de Alexandre de Humboldt, l’eau et le feu, Genève, Ed. Double-Ligne, 2022.

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