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Le régiment Azov, l’épouvantail ukrainien au coeur de la rhétorique de « dénazification » russe

Insigne d'Azov sur l'uniforme d'un soldat tenant un fusil
Repoussoir idéologique amplement mis en exergue par la Russie, Azov divise également les Occidentaux. Alexander Khudoteply/AFP

Un an et demi après le début de l’invasion de l’Ukraine, la Russie a régulièrement changé ses buts de guerre affichés et évoqué les raisons les plus variées pour justifier son agression à l’encontre du pays voisin. Mais l’affirmation que l’Ukraine serait « un régime nazi » ou, à tout le moins, un État considérant l’idéologie hitlérienne avec la plus grande sympathie, revient comme un mantra dans les propos des dirigeants russes et de leurs divers porte-voix, en Russie comme ailleurs.

L’un des arguments récurrents à l’appui de cette affirmation est le rôle joué au sein de la défense ukrainienne par le fameux régiment Azov, dont les références initiales et l’esthétique empruntent indéniablement, à l’extrême droite la plus radicale. Toutefois, pour bon nombre d’Ukrainiens, ces aspects sont soit caducs, soit secondaires. Qu’en est-il ? Adrien Nonjon, enseignant à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), vient de publier aux Éditions du Cerf la première somme en français consacrée à ce régiment si controversé qui a connu bien des évolutions depuis son apparition en 2014. Nous vous en proposons ici quelques extraits.


En décidant d’envahir l’Ukraine, la Russie a pris de court l’ensemble des chancelleries du monde, et les éléments de langage pour le moins abrupts employés par son président pour justifier cette subite entrée en conflit en ont surpris plus d’un. S’inscrivant dans une rhétorique puisant aussi bien dans l’historiographie impériale que soviétique, son discours du 22 février 2022 niait l’existence de l’Ukraine, renvoyée à une « Petite Russie », et délégitimait l’État ukrainien. Erreur de l’histoire résultant de la chute de l’URSS en 1991, l’Ukraine était également, selon le président russe, dirigée depuis la révolution du Maïdan de 2014 par une « junte fasciste » souhaitant purger la région orientale du Donbass de la composante russophone de ses habitants. Le choix de ces termes n’a laissé aucun doute sur les considérations du Kremlin vis-à-vis de son voisin occidental : le nationalisme ukrainien serait une invention de l’étranger pour déstabiliser la Russie et ses marges par le biais de « révolutions de couleur ».


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En annonçant deux jours plus tard que « l’opération militaire spéciale » avait pour principal objectif de « dénazifier » l’Ukraine, Vladimir Poutine se présentait au peuple russe non seulement comme un libérateur mais aussi comme un juge devant l’histoire réécrite. Le terme « dénazification » n’est pas dû au hasard. Il renvoie à la conférence de Potsdam qui mit fin, en 1945, à l’idéologie nationale-socialiste en Allemagne. Artificiel et falsificateur, cet objectif s’est particulièrement cristallisé autour d’Azov.

Ce n’est pourtant pas la première fois que le régiment est pris pour cible. Depuis 2014, il est un enjeu sous-jacent du conflit russo-ukrainien. Apparu au lendemain de la révolution du Maïdan, dans le sillage des quelque 7 000 volontaires qui se sont engagés dans la Zona provedennya antiterorystichnoyi operasiyi (Anti Terrorist Operation Zone, ATO) pour contrer l’avancée des séparatistes appuyés par le Russie, Azov a d’abord attiré l’attention par ses étranges insignes faisant allusion à la symbolique du Troisième Reich et ses phalanges comme la SS. Certains de ses combattants ont d’ailleurs pu parfois se mettre en scène dans des clichés ne laissant aucun doute quant à leur affiliation politique.

Il faudrait encore mentionner le parcours initial de certains des dirigeants de l’unité, autrefois affiliés à d’anciennes structures ultranationalistes et néonazies ukrainiennes comme Tryzub ou Sitch14 (C14). Quand bien même ces forces combattantes ne représenteraient qu’une infime minorité parmi celles et ceux ayant choisi de prendre les armes afin de défendre l’Ukraine, l’intégration d’Azov au sein de la Garde nationale, une institution rattachée directement au ministère de l’Intérieur, n’a fait que nourrir les polémiques concernant d’hypothétiques convergences entre cette unité et l’État.

Le régiment avait déjà été remis en cause dans une série de rapports établis par Amnesty International pour crimes de guerre dans le Donbass qui n’avait pu aboutir faute de preuves suffisantes et d’une disproportion des accusations au regard des crimes perpétrés par les séparatistes. Cependant, la crainte d’une banalisation complice de l’ultranationalisme a été renforcée par l’enregistrement, le 14 octobre 2016, du parti politique Corps National (Natsionalniy Korpous), fondé par des vétérans du régiment. Même si les élections législatives du 26 octobre 2014 ont débouché sur un échec partiel des forces nationalistes radicales, contenues à 5 % des voix, la présence de quelques députés ultranationalistes à la Rada – Andriy Biletskyi, le premier commandant en chef d’Azov remportant d’ailleurs avec plus de 33,75 % un siège au parlement – a été ressentie comme la preuve d’une montée en puissance de l’ultranationalisme, capable de mettre en danger la démocratie. On pourrait certes relativiser ces performances.

L’extrême droite a droit de cité et est même parfois largement plus représentée dans les suffrages quand elle n’est tout simplement pas déjà au pouvoir dans d’autres pays. Pour autant, la question de l’extrême droite ukrainienne, et plus précisément de l’ultranationalisme dont se revendique Azov, n’a eu de cesse de susciter de vifs débats sur ce qu’il incarne ou a pu incarner, et sa symbolique demeure au cœur des discussions.

La polémique a été relancée à la faveur de l’invasion russe de l’Ukraine, chaque expert entendant apporter ses éléments de réponse. Quand certains chercheurs comme Anton Chekhovtsov affirment que le régiment de 2022 n’est aucunement le bataillon de volontaires ultranationalistes de 2014 ; d’autres, à l’instar du journaliste Oleksiy Kouzmenko, affirment que le régiment reste une dangereuse menace pour la réconciliation même du pays. Cette divergence d’opinions est par ailleurs alimentée par des facteurs géopolitiques. Rappelons à cet égard le cas de l’opposant bélarussien Roman Protassevitch : en mai 2021, son avion a été détourné et contraint par l’armée bélarussienne de se poser en Biélorussie sur le trajet Athènes-Vilnius en violation de toutes les règles de l’aviation civile. L’opposant a été emprisonné. Le tollé international suscité par ce coup de force a donné lieu à une riposte concertée de la part de la propagande russe : celle-ci a souligné que Protassevitch entretiendrait des liens avec Azov et qu’il n’était donc pas un militant pacifique mais un néonazi.


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Repoussoir idéologique permettant à la Russie et ses alliés de justifier les pires atrocités, Azov divise également les Occidentaux. Certains n’hésitent pas à jeter l’opprobre sur Azov, qui devrait être condamné en raison de ses liens supposés avec des groupes extrémistes, tandis que d’autres estiment que son rôle dans la défense de l’Ukraine ne pouvait être ignoré.

On l’aura compris, Azov est omniprésent dans le conflit qui oppose l’Ukraine à la Russie et l’interprétation qui en est donnée. Bien plus qu’un régiment, qu’une organisation nationaliste ou un parti politique, il est un phénomène à part entière.

Le contexte général au moment où nous écrivons ces lignes nécessite bien entendu une prise de position prudente mais fondée par rapport à l’enjeu. Rappelons-le encore une fois, le conflit russo-ukrainien se caractérise par un emploi massif de l’information comme arme de propagande, de mobilisation et de mise en scène de la guerre. De même, il convient de le rappeler encore, ce sont pas moins de deux cent mille hommes et femmes qui défendent aujourd’hui avec courage et abnégation l’Ukraine. Contrairement à toutes les reductio ad hitlerum présentes dans les médias russes, la très grande majorité de ces combattants ne se reconnaît aucunement dans les valeurs du nationalisme radical ukrainien et des mouvements politiques qui en sont à l’avant-garde comme le mouvement Azov.

Cet ouvrage n’aspire aucunement à s’inscrire dans un débat partisan. Il vise à analyser un objet qui a suscité un emballement médiatique depuis le début de la guerre mais dont la vision est le plus souvent partielle et donc partiale. Au regard de ce sujet d’actualité brûlant, nous entendons revenir en détail et avec méthode sur l’histoire de ce régiment et du mouvement qui lui est lié.

Cette analyse n’est nullement imposée par l’actualité, elle s’inscrit dans un travail personnel, un terrain de recherche fréquenté depuis de nombreuses années, et des publications permettant de corriger pas à pas certains jugements. […] Face à la diversité voire la nébuleuse des thématiques soulevées par le sujet, ma démarche fut soumise à un seul et même impératif : sélectionner quelques angles d’approche particuliers et les aborder autant que possible de manière claire, objective, informée.

À ce titre, partir du terrain de l’Ukraine post-Maïdan a été une opportunité indiscutable. Cette révolution a vu se libérer au sein de la société les nationalismes les plus divers, les a transformés en profondeur dans leurs variables de radicalité et d’orientation idéologique et Azov y a pris toute sa place. Il a fallu bâtir une approche historique à travers l’étude des sources produites par Azov : tracts, manifestes, brochures, affiches, sites Internet et articles. Collectées et classées, elles permettent de mieux cerner Azov dans sa complexité, et d’identifier plusieurs tournants et choix décisifs au sein de ce mouvement. […]

Il n’était pas question ici de réduire Azov de manière ad hoc à un simple phénomène extrémiste pouvant être appréhendé à travers ses seuls messages de propagande. L’enquête de terrain s’est révélée nécessaire – pour ne pas dire essentielle – pour mettre en cohérence des matériaux théoriques et empiriques préalablement mobilisés et des faits liés à l’actualité politique ukrainienne. […]

Le Régiment Azov. Un nationalisme ukrainien en guerre, Adrien Nonjon, Éditions du Cerf.

Des simples entretiens aux observations effectuées in situ, le travail d’enquête sur le terrain, quelles que soient ses difficultés, demeure par sa richesse l’un des meilleurs moyens pour le chercheur de pouvoir faire évoluer sa réflexion, relativiser certains événements, comprendre la portée de certains engagements dans des circonstances bien évaluées, surtout dans le champ d’analyse très mouvant du nationalisme. Il permet d’accéder à des informations novatrices par rapport aux simples lectures et de dépasser l’insularité supposée du sujet en créant une solide passerelle avec l’analyse scientifique institutionnelle. Bien que l’anthropologue Daniel Céfaï reconnaisse qu’il est impossible de parler de travail de terrain en général, ou du moins de méthode type au regard de la pluralité des pratiques existantes (entretiens, observations participantes, étude de cas…), la systématisation de notre approche en Ukraine a été possible en renouvelant méthodiquement les échelles et unités d’analyse disponibles afin de rendre compte de manière exhaustive et fiable d’un sujet aussi délicat et objet de controverses que celui d’Azov et son mouvement.

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