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La jeune militante Greta Thunberg s'est joint à des manifestants devant le siège des Nations-Unis, à New York, le 30 août. Sa voix s’ajoute à d’autres prises de parole réalisées dans l’espace public en faveur d’une action climatique immédiate. AP/Bebeto Matthews

L'écoanxiété mène au retour de l'action citoyenne

Dans une lettre ouverte publiée en août dans un quotidien et s'adressant à son tout jeune fils, une citoyenne, Geneviève Dorval, s’engageait à agir immédiatement, par divers moyens, dans la lutte urgente aux changements climatiques.

Écoanxieuse en raison de l’inaction sociopolitique face à l’état de la planète et soucieuse de transmettre un environnement sain à son fils, l’autrice promet d’éviter de lui cacher la gravité de la situation et de lui fournir « l’éducation et les outils nécessaires pour qu’il use de ses privilèges sagement, qu’il soit débrouillard, critique, responsable et guidé par la compassion ».

La lettre de Mme Dorval s’ajoute à d’autres prises de parole réalisées dans l’espace public en faveur d’une action climatique immédiate, la plus puissante étant évidemment celle de l’étudiante Greta Thunberg, transformée, en un an, en un mouvement international. Elle se trouve présentement aux États-Unis, après avoir traversé l'Atlantique en voilier, afin que son mode de transport émette moins de GES. Elle a annoncé qu'elle sera à Montréal le 27 septembre afin de manifester à l'occasion de la grève mondiale pour le climat.

En tant que didacticiennes des technosciences, nous avons lu avec intérêt le texte de Geneviève Dorval. De notre point de vue, la multiplication des lettres ouvertes, des ouvrages et des chroniques journalistiques met en lumière la fin de ce que nous appelons une « anesthésie épistémologique » individuelle et collective, entendue comme le renoncement à émettre son point de vue à la faveur de celui, parfois diamétralement opposé, de personnes en situation d’autorité.

Pancarte brandie lors d'une manif pour le climat, à Montréal. Shutterstock

Qu'est-ce que l'anesthésie épistémologique?

L’expression « anesthésie épistémologique » vient du socioanthropologue Jean-Pierre Darré qui, dans La production de connaissances pour l’action: Arguments contre le racisme de l’intelligence, explique qu’en général, les points de vue des citoyens sont considérés comme étant subjectifs et locaux et, par extension, peu utiles pour agir sur les situations problématiques. Les points de vue des personnes dites expertes sont au contraire considérés comme neutres et universels eu égard aux questions politiquement vives qu’il s’agit d’aborder.

Ces lettres, ouvrages et chroniques, qui sont autant de manifestations de sensibilité épistémologique, voire d’hyperesthésie épistémologique (le contraire d'une anesthésie épistémologique), résonnent avec les orientations qui guident l’exercice de nos fonctions de didacticiennes des technosciences.

Enseigner la prise de position publique

Dans nos cours de didactique des sciences et de la technologie dans lesquels nous intervenons auprès de futurs enseignants du primaire, du secondaire et du collégial, nous mettons de l’avant des approches qui ont en commun de combattre la posture du déficit citoyen, c’est-à-dire l’idée selon laquelle les citoyens et citoyennes souffriraient de déficits de connaissances, de compréhension et d’intérêt envers les technosciences.

Nous privilégions les approches qui partent de la prémisse (soutenue par de nombreux travaux des champs des Science studies et de la didactique des technosciences) selon laquelle les citoyens détiennent des savoirs pertinents et sont capables de saisir les enjeux complexes des questions socialement et scientifiquement vives, dont les changements climatiques constituent un exemple parmi d’autres.

Par exemple, nous enseignons des outils théoriques pour comprendre les situations, mais aussi pour agir dans le monde.

Parmi eux figurent les modèles d’interactions entre les citoyens et les scientifiques, mis en forme par le sociologue des sciences Michel Callon, ainsi que les manières dont la crédibilité d’une personne peut être soutenue ou minée, ainsi que le décrit Sheila Jasanoff, une sociologue spécialiste de la question de l’expertise scientifique en contexte juridique.

Nous invitons aussi, en classe, des citoyens qui ont su développer une expertise citoyenne dans le contexte de questions relatives à l’environnement et à la santé publique. L’idée est de mettre en exergue les façons dont ils et elles ont reformulé les problèmes et produit des connaissances pertinentes, mais aussi d’exemplifier des rapports émancipés (par opposition à des rapports de dépendance) aux organisations sensées informer, protéger ou représenter les citoyens.

Dans le même ordre d’idées, nous mettons à l’étude la pièce de théâtre documentaire J’aime Hydro de Christine Beaulieu. Les étudiants sont invités à analyser sa démarche. Celle-ci tente d'apporter des réponses à la question « Pourquoi Hydro-Québec continue-t-elle de construire des barrages hydroélectriques si des surplus sont produits et qu’ils sont revendus à perte? ». Ils et elles se penchent aussi sur les manières dont le rapport à l’expertise scientifique de Beaulieu s’émancipe en cours de route.

Christine Beaulieu dans la pièce J'aime Hydro. Elle tente d'apporter des réponses à la question « Pourquoi Hydro-Québec continue-t-elle de construire des barrages hydroélectriques si des surplus sont produits et qu’ils sont revendus à perte? Usine-C, CC BY-NC-ND

Enfin, nous invitons régulièrement les étudiants qui fréquentent nos cours à partager leurs travaux soit par l’entremise de lettres ouvertes, soit en les mettant au service du bien commun, par exemple en les remettant à un organisme d’éducation environnementale pour qu’il puisse les réinvestir dans ses activités.

Nul ne l’ignore, les débordements sont déjà nombreux en ce qui concerne la crise environnementale et l’augmentation des inégalités sociales et « un virage majeur est nécessaire dans tous les aspects de la société », peut-on lire dans une chronique du Devoir sur le nouveau rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).

Peut-être que l’hyperesthésie épistémologique citoyenne contraindra les élus à prendre la réelle mesure de ce qui nous guette et à s’acharner – pour reprendre la formulation de la citoyenne Geneviève Dorval – dans la lutte par des actions politiques, industrielles et éthiques concrètes. C’est, en tout cas, ce que nous souhaitons. Et le temps presse.

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