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Paroles de livres

Les Ombres blanches, ou la librairie indépendante comme « vol de libellule »

La librairie Ombres Blanches à Toulouse. http://www.prixlitterairedeodat.fr/

La librairie française n’a pas assez le sens de la mémoire collective. La grande somme de L’Histoire de la librairie française parue en 2009 au Cercle de la librairie l’a déjà prouvé, confrontant les équipes de chercheurs mobilisés à la pénurie d’archives ou à la difficulté d’y accéder. Comme si la librairie, notamment l’indépendante, la seule qui compte, refusait de se sentir lieu de mémoire et référence majeure de notre histoire culturelle. Elle l’est, pourtant.

Librairies, lieux de mémoires

Voilà qui rend d’autant plus précieux les mémoires de ces libraires : on connaissait le Shakespeare and Company de Sylvia Beach, les Souvenirs d’un libraire de Jacques Plaine, les mémoires de libraires-éditeurs comme José Corti (Souvenirs désordonnés ) ou François Maspero (Les Abeilles et la Guêpe ), et c’est à peu près tout. Maigre, pour plus d’un siècle d’histoire de livres…

Voilà pourquoi on dévore celui que Christian Thorel consacre à sa librairie toulousaine, Ombres blanches, à l’occasion de ses 40 ans d’existence. Dans les Ombres blanches est un (trop) petit ouvrage dans lequel on suit l’itinéraire d’un homme que « la vie pousse inexorablement en direction du papier » (p.14).

Devenir libraire

Mais derrière la vocation personnelle, avec ses tâtonnements, ses engagements, c’est la « représentation collective, politique, intellectuelle… sociale, professionnelle » d’un métier du livre qui retient toute l’attention. Elle se nourrit de lectures, de réseaux de sociabilité professionnelle avec certains éditeurs (Minuit, Verdier, Actes Sud et des petits éditeurs indépendants), avec d’autres libraires (Maspero, Tschann, Le Divan, La Hune, Les Yeux fertiles…), des écrivains (Claude Simon, Laurent Mauvignier…), des artistes (Daneil Mesguich), des intellectuels de renom (Pierre Bourdieu), pour lesquels on organise signatures et expositions.

illustration Brigitte Lannaud Levy. onlalu.com

On découvre qu’elle se fonde et s’origine dans le catalogue, outil qu’on réserve trop vite au seul bibliothécaire ; des catalogues thématiques qui sont pourtant comme la signature de la librairie Ombres blanches. Qu’elle ressemble à un navire Argo dont on diversifie au fil du temps les activités et dont on élargit les horizons en adoptant le vol « erratique et libre » de la libellule, mais aussi en « les ordonn[ant], en rayons, sur une table » (p.25). Travail d’équipe – ou d’équipage – pour se faire « défricheurs », orpailleurs des « magnifiques livres de sable » dont rêvait Borgès.

Libraire, lire, lier (et Lindon)

Lire, c’est lier, par anagramme et étymologie. C’est être libraire aussi. Et nul hasard si le mot « lien » revient sans cesse sous la plume, à mesure que la librairie cherche à redéfinir son cœur de métier – le conseil – comme une prescription, certes, mais surtout comme la conversation de « l’honnête homme », ce passeur et ce « veilleur de livres » qu’on appelle libraire.

Ce sont aussi 40 ans de remous dans l’histoire de la librairie française que l’on revit : contre les assauts de la FNAC, la création en 1977 de l’Association pour le prix unique du livre et la loi qu’elle fera voter en 1981 ; les résistances d’un syndicat des libraires dépassé par les mutations de l’économie du livre et les formes nouvelles de la consommation culturelle ; la création de la coopérative de libraires L’Œil de la lettre (1984) et sa dissolution dix ans plus tard, relayée par le réseau des librairies Initiales ; la naissance des éditions Ombres (1987) ; la création de l’ADELC en 1988 unissant éditeurs et libraires pour la défense d’une librairie de création ; la première fête des livres, « La Fureur de lire », sous l’égide de Jack Lang (1989) ; l’irruption en 1994 du tsunami Amazon qui va violemment laminer une partie du commerce des livres et sonner comme la fin d’une époque à l’ère de nos univers connectés et googlisés.

Homme qui marche I, Alberto Giacometti. Yann Caradec/Flickr, CC BY-SA

A parcourir ces 40 années, ce qui frappe, c’est la présence centrale de l’éditeur Jérôme Lindon dans la défense et l’édification d’une librairie indépendante capable d’innover et de sauver « la cause des livres », tout en « rencontr[ant] Godot » à la tête des éditions de Minuit. Que Christian Thorel le compare à « l’homme qui marche » de Giacometti est un vrai symbole, celui d’un monde du livre en marche, fragile, déterminé à perdurer, même si la marche est souvent difficile et entravée.

L’histoire, suite…

Car l’histoire du monde elle-même rattrape la librairie toulousaine en 2001 : les attentats du World Trade Center, juste avant la catastrophe de l’usine AZF, ouvre cette ère nouvelle sur laquelle s’arrête brutalement le livre, peut-être parce qu’elle coupe la parole et fait trop mal au « vivre ensemble » qui est défendu dans ces pages.

Dans les Ombres blanches a été publié en 2015, année de sang qui a débuté par les attentats de « Charlie Hebdo » et s’est achevée avec ceux de Paris. Que la postface s’achève sur les 40 ans à venir de la librairie toulousaine sonne une relève ; autrefois transmise par le libraire Jean-Paul Archie, la boutique d’hier est devenue cette entreprise rationalisée qui essaime ses espaces spécialisées et que Christian Thorel semble léguer à son tour aux lucioles vigilantes de demain, pour mieux « organiser le pessimisme », aurait dit Walter Benjamin.

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