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Les scientifiques alertent mais les politiques ne font rien… Est-ce vraiment si simple ?

En octobre 2015, le président du GIEC, Hoesung Lee (premier plan à gauche) rencontre le président Francois Hollande à l’Élysée. ERIC FEFERBERG / POOL / AFP

Avec la pandémie de Covid-19, la recherche scientifique a été propulsée sur le devant de la scène médiatique. Ce mouvement n’est toutefois pas nouveau ; il poursuit une voie engagée ces quarante dernières années, notamment autour des enjeux environnementaux.

Que ce soit sur les questions liées aux changements climatiques ou à la biodiversité – caractérisées par de forts degrés de complexité et d’incertitudes scientifiques et par de profondes divergences de valeurs et d’intérêts entre acteurs –, la science est fortement sollicitée pour aider à définir les problèmes, élaborer des solutions ou évaluer les politiques mises en œuvre.

La dimension politique de la recherche

Il ne se passe pas une semaine sans qu’une nouvelle étude vienne nous rappeler la gravité des enjeux environnementaux. Parallèlement, le constat est souvent sans appel lorsqu’il s’agit de traduire ces rapports alarmants en actions politiques fortes : rien ne se passe !

Si les politiques sont souvent blâmés, qu’en est-il des scientifiques eux-mêmes ? Et si le problème de l’inaction venait aussi de la science et de sa difficulté à penser de manière adéquate les dimensions politiques de ses objets et de ses pratiques de production de connaissances ?

Revenons ici sur quelques-uns des clichés tenaces qui empêchent de voir les relations souvent complexes qu’entretiennent science et politique.

Idée reçue 1 : C’est la faute du politique

« La science est là pour produire des connaissances objectives et neutres, utilisables par les politiques pour décider de manière mieux informée. »

Voilà le cliché le plus répandu. Son corollaire est bien connu : si aucune décision n’est prise, c’est la faute du politique qui manque d’ambition, ou de courage, pour bousculer les intérêts établis et s’extraire d’une logique court-termiste.

Selon cette vision, la science gagne sa crédibilité en restant le plus éloigné possible du politique. Il s’agit d’abord d’établir un consensus entre scientifiques avant de s’adresser aux décideurs.

Les diagnostics issus de ces consensus sont destinés à agir comme un « électrochoc » sur le politique. On doit constater malheureusement que ses effets disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus.

Dans le domaine de la lutte contre le déclin de la biodiversité, près de dix rapports ont été produits par l’IPBES depuis sa création en 2012 sans que cette question ne parvienne à entrer dans l’agenda politique de manière concrète et suffisamment ambitieuse.

Idée reçue 2 : Haro à la politique des experts

« Le politique a le premier et le dernier mot : il interroge les scientifiques, prend les décisions et les assume en dernier ressort. »

Si cette approche technocratique est souvent décriée, la crise de la Covid, au moins dans sa première phase, a réactivé cette vision d’une science mise au service de la décision politique.

Par ailleurs, dans les négociations internationales sur l’environnement, ce cliché reste un puissant référentiel pour assurer la primauté de ce qui est légitime ou non à intégrer dans un processus de décision. Si la science est sommée de produire des connaissances pertinentes politiquement, elle ne saurait devenir prescriptive sur les décisions à prendre. Ce mot d’ordre constitue un mantra toujours puissant au sein de l’IPBES ou du GIEC.

Idée reçue 3 : Chacun utilise l’autre

« La politique instrumentalise la science pour légitimer des décisions déjà prises. Inversement, la science pousse certains sujets pour attirer l’attention sur eux et obtenir des financements. »

Cette vision cynique de la relation entre science et politique reste très partagée. L’incident du Climategate en novembre 2009, où des chercheurs du Climatic Research Unit en Angleterre avaient été accusés de manipuler des données pour renforcer le constat de l’impact des activités humaines sur le changement climatique, a provoqué des remous jusqu’au sein du GIEC.

Si de telles instrumentalisations peuvent exister, il ne s’agit toutefois pas de les généraliser à l’ensemble des relations entre science et politique, en faisant fi des enjeux de fond traités ou des procédures mises en place pour éviter de telles dérives (déclarations d’intérêts, publication des données dans les articles, etc.).

Au-delà des idées reçues : des relations bien plus intriquées, constructives et dynamiques

Les deux premiers clichés partagent une même vision du politique et du scientifique comme appartenant à des mondes distincts. Cette logique de démarcation vise à se prémunir du 3e cliché, en affirmant une distinction nette entre autorité politique et autorité scientifique.

Néanmoins, considérant à quel point sont importantes les connaissances sur les questions climatiques et de biodiversité pour le fonctionnement démocratique et le devenir des générations futures, une telle démarcation est-elle souhaitable ? Est-elle réaliste au regard des pratiques des scientifiques et des politiques ? Ne gagnerions-nous pas à penser en matière d’interface et non de démarcation ?

Répondre à ces questions nécessite de reconnaître que les relations entre ces deux mondes sont intriquées et dynamiques, sans que cela ne conduise nécessairement à une « politisation » ou une « instrumentalisation » de la science.

À l’interface

Nos travaux et engagements professionnels multiples à cette interface nous ont permis d’identifier une série d’intrications entre les sphères scientifique et politique.

Tout d’abord, comme le cas de l’IPBES l’a montré, il n’est pas rare que de mêmes individus portent les deux casquettes, scientifiques et politiques, à différents moments de leur carrière, voire même en fonction des circonstances.

Ces croisements se retrouvent également dans le contenu du savoir produit. Lorsque l’IPBES élabore une évaluation globale de la biodiversité, au-delà des questions du rythme de disparition d’espèces ou de la fragilité de certains écosystèmes, elle émet un diagnostic politique sur la manière dont nos sociétés se développent.


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Il en est de même des pratiques de production des savoirs : lorsqu’une équipe de biologistes décide de faire un état des lieux de la biodiversité sur un territoire donné, elle est amenée à négocier avec une multitude d’acteurs non-académiques, les conditions d’accès à ce territoire, les conditions de prélèvement d’entités biologiques, de partage des résultats, etc.

Sur le plan des valeurs aussi, les rencontres sont fréquentes. Loin de la ligne rouge souvent évoquée quant à la question des valeurs qui seraient étrangères à la science, les travaux des historiens, philosophes ou sociologues des sciences regorgent d’arguments montrant qu’il s’agit moins de reconnaître l’existence de telles valeurs (cognitives, éthiques, sociales) que de bien circonscrire leur rôle dans la production scientifique – en particulier lors des deux phases cruciales d’interprétation des données et de décisions sur la portée à donner aux résultats.

Enfin, sur la question des finalités, notons que les fonctions de la science et du politique ne sont pas si différentes : l’une comme l’autre, dans leurs versions les plus nobles, remplissent cette même fonction sociétale visant à réduire la fragmentation du monde en créant un sens commun qui sert l’action collective.

Un lien renouvelé

Tant que ces idées reçues persisteront, la recherche pourra difficilement être en mesure d’interroger, d’expliciter et de mieux prendre en compte les déterminants politiques associés à ses objets, ses pratiques, ainsi qu’à ses normes et finalités.

Ce travail réflexif, de l’échelle individuelle jusqu’à celle des institutions scientifiques, ne peut se limiter à un simple travail d’alerte ou de cautionnement, tel que pratiqué classiquement par les comités d’éthique par exemple.


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Il passe par un refus de l’octroi de monopoles de certaines disciplines sur des objets (la biodiversité aux seuls écologues ou les OGM aux généticiens, par exemple) et par un changement de posture où la recherche, selon une démarche pragmatiste, est conçue comme une enquête collective et collaborative avec une gamme élargie d’acteurs non académiques impactés ou concernés par les enjeux traités (transdisciplinarité).

Il s’agit de construire, en plaçant l’apprentissage collectif au centre de ce lien renouvelé avec les composantes de la société, de nouveaux savoirs d’action capables de faire un lien plus effectif entre le monde de la recherche et celui de la décision.

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