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Poutine et Choïgou saluent des militaires en tenue de camouflage
Vladimir Poutine et le ministre de la Défense Sergueï Choïgou rencontrent des soldats dans un centre d'entraînement militaire près de Riazan, le 20 octobre 2022. Mikhail Klimentyev/Sputnik/AFP

L’exaltation du « sacrifice pour la patrie » au cœur de l’idéologie du régime poutinien

La Russie actuelle est une société marquée par la répression systématique de toute contestation. Cette situation n’est pas récente. Quand il y a dix ans, en mars 2014, la Russie a annexé la Crimée et déclenché le « printemps russe » dans l’est de l’Ukraine, de nombreuses lois visant à faire taire les voix dissonantes y étaient déjà en vigueur, notamment les tristement célèbres « loi sur les agents étrangers » et « loi interdisant la propagande de l’homosexualité ».

Au cours des années suivantes, et spécialement depuis l’invasion à grande échelle lancée le 24 février 2022, le pouvoir s’est encore durci, au point d’opérer un nettoyage total de l’espace politique et culturel du pays.

La répression et la guerre

Comme rapporté par Proekt.Media – un groupe de journalistes indépendants dont les membres ont été eux-mêmes dernièrement réduits au silence ou contraints à quitter le pays –, uniquement sur la période 2018-2023, c’est-à-dire lors du mandat actuel de Vladimir Poutine, environ 110 000 personnes ont été poursuivies en Russie en vertu d’articles politiques du code administratif (qui exposent à des amendes, parfois très élevées), et 5 613 en vertu d’articles politiques du code pénal (qui exposent à des peines de prison).

Ce dernier chiffre, observé, répétons-le, en moins de cinq ans, est supérieur à l’ensemble des poursuites pour infractions politiques au code pénal recensées au total sous Khrouchtchev et Brejnev (1954-1982).

Sous Poutine, en plus des 5 613 personnes jugées au pénal pour « extrémisme » et autres articles politiques, près de 100 000 personnes ont comparu devant la justice pour des délits administratifs à teneur politique. Graphique réalisé par Proekt.Media

En outre, l’enquête souligne que ces chiffres ne sont que la partie émergée de l’iceberg et que l’ampleur réelle de la répression pourrait être bien plus importante : certains autres articles répressifs, a priori non politiques, sont fréquemment utilisés pour poursuivre des personnes supposées hostiles au Kremlin. Ainsi, de nombreux Russes ayant pris part à des rassemblements non autorisés ont été jugés pour « refus d’obtempérer » ou pour « infraction aux restrictions liées à la pandémie de Covid-19 ».

Depuis février 2022, entre 600 000 et 1 million de Russes ont quitté le pays. Parmi ceux qui sont restés et sont allés combattre en Ukraine, entre 47 000 (estimation minimale, les noms de chacun d’entre eux ayant été répertoriés et 360 000 (chiffres avancés par les forces armées ukrainiennes) y ont trouvé la mort.

Selon les calculs du ministère britannique de la Défense, l’armée russe a déploré en moyenne 983 soldats morts ou blessés chaque jour en février 2024. En 2023, l’espérance de vie moyenne d’un mobilisé russe n’était que de quatre mois et demi.


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Ces chiffres effarants, de même que le niveau calamiteux des vêtements et équipements fournis aux soldats, témoignent du peu de cas que fait le pouvoir russe de la vie de ses militaires – et, plus généralement, de ses citoyens. Ce pouvoir met en œuvre ce que l’on appelle une thanatopolitique, c’est-à-dire une politique où la mort violente des habitants est perçue comme une issue souhaitable dès lors qu’elle participe à la grandeur de l’État.

Offrir sa vie à l’État, seule existence utile

« Il y a des gens dont on peine à dire s’ils ont vraiment vécu ou non. Ils meurent d’on ne sait quoi, par exemple d’un abus de vodka… Votre fils, lui, a vécu. Il a atteint son but. Cela signifie que sa mort a eu un sens. »

Cette tirade a été adressée par Vladimir Poutine, en 2022, à une femme dont le fils avait été tué dès la première guerre du Donbass, en 2014.

L’idéologie du régime de Poutine est eschatologique : elle normalise la mort et la destruction. Un exemple éloquent en a été donné lors d’un récent concert de Shaman, l’un des chanteurs les plus populaires du pays, où en criant « Je suis russe ! », le refrain de son titre-phare, il appuie sur un bouton rouge simulant le bouton nucléaire, ce qui provoque immédiatement un feu d’artifice géant, à la plus grande joie du public :

Pour l’État totalitaire qu’est devenue la Russie de Poutine, les citoyens n’ont de valeur qu’en tant que corps patriotiques dont le seul but est de mourir pour le souverain si nécessaire.

C’est pourquoi la loyauté envers le gouvernement et la possession d’un corps sain capable, le cas échéant, de faire la guerre, sont les principaux critères d’après lesquels l’État totalitaire trace les frontières entre « les nôtres » et « les autres », entre « les gens nécessaires » et « les gens superflus ». Ces « gens en trop », aux yeux du régime poutinien, ce sont les membres de l’opposition politique et culturelle, la communauté LGBTIQ+, ou encore les femmes ne souhaitant pas avoir d’enfants.

C’est pourquoi, aussi, les propagandistes de Poutine affirment que l’objectif de l’« opération militaire spéciale » en Ukraine (l’euphémisme que le régime emploie pour désigner la guerre actuelle) n’est pas de tuer tous les Ukrainiens en tant que peuple, mais seulement ceux qui ne se considèrent pas comme faisant partie du « monde russe ».

C’est pourquoi la Russie a kidnappé des enfants ukrainiens et tue leurs parents : le psychisme des enfants est flexible et ils peuvent être « rééduqués », contrairement aux adultes.

C’est pourquoi de nombreuses épouses de soldats russes, après avoir appris que leurs maris violaient des Ukrainiennes, légitiment ces actes – parce que, selon elles, les femmes ukrainiennes ne sont pas des femmes comme elles.

Les détracteurs du régime de Poutine qualifient volontiers sa politique à l’égard des Ukrainiens de manifestation par le néologisme « rachisme », une contraction de « Rossia » (Russie) et de « fachizm » (fascisme) qu’employait déjà le premier président indépendantiste de la Tchétchénie (la République d’Itchkérie) Djokhar Doudaïev. En 1995, décrivant la politique de Moscou pendant la première guerre de Tchétchénie (1994-1996), il l’a qualifiée d’« extrêmement cruelle, inhumaine, basée sur le chauvinisme grand-russe et sur la tactique de la terre brûlée ». Le concept a depuis été évoqué de nouveau dans le contexte de la guerre russo-géorgienne en 2008, de l’annexion de la Crimée en 2014, de la guerre subséquente dans le Donbass et de l’invasion russe de l’Ukraine.

Le régime de Poutine a nourri cette idéologie en réhabilitant dans une large mesure le stalinisme. En 2023, il y avait en Russie 110 monuments à la gloire de Staline ; 95 d’entre eux ont été érigés sous Vladimir Poutine. La société russe se réapproprie rapidement les méthodes soviétiques de gouvernance et de contrôle, comme en témoigne la multiplication des dénonciations de citoyens russes les uns contre les autres pour « manque de fiabilité politique », qui a entraîné l’emprisonnement de nombreuses personnes.


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Peut-on évaluer l’attachement réel des Russes à l’idéologie du pouvoir ?

Les sondages réalisés dans une société non libre ne peuvent être considérés comme une source d’information fiable, mais ils peuvent donner un aperçu de la situation.

Selon une enquête effectuée en novembre 2023 par le Centre Levada, les deux principaux sentiments – contradictoires – que la guerre avec l’Ukraine a suscités chez les Russes depuis qu’elle a démarré sont, d’une part, la terreur (32 %) et, d’autre part, la fierté pour leur pays (45 %). Cette fierté est principalement ressentie par les hommes et les personnes plus âgées, qui ont connu l’URSS. L’anxiété, la peur et l’horreur sont plus souvent ressenties par les femmes et par l’ensemble des Russes nés sous Poutine.

Pourtant, selon cette même enquête, la proportion de Russes qui pensent qu’il faut entamer des pourparlers de paix reste élevée : elle s’élève à 57 %, soit le même niveau qu’en octobre 2022 (après l’annonce de la mobilisation partielle). 36 % des personnes interrogées sont favorables à la poursuite de l’action militaire. Environ autant (40 %) ont collecté de l’argent et des biens pour les faire parvenir aux participants à l’« opération spéciale » au cours de l’année écoulée.

Selon les auteurs du projet de recherche indépendant « Chroniques », les Russes ne répondent pas sincèrement à la question de savoir s’ils soutiennent l’« opération spéciale », de crainte de subir les représailles du pouvoir s’ils assument leur opposition. Certains disent qu’ils la soutiennent uniquement pour « se fondre dans la foule » des conformistes. Pour d’autres, il y a une différence entre soutenir la guerre et soutenir les Russes qui y ont été envoyés. Dans l’ensemble, cependant, les sociologues estiment que les sanctions fonctionnent et que les réfrigérateurs vides « annuleront » l’effet de la propagande de Poutine, et que ceux qui tentent encore d’éviter les jugements politiques sur la guerre seront alors contraints de les formuler.


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Pour l’heure, en tout cas, il semble très difficile d’imaginer que le peuple russe puisse renverser le régime. La réaction massive à la mort d’Alexeï Navalny démontre sans doute qu’il existe une vraie demande intérieure de changements démocratiques, mais celle-ci est à ce stade insuffisante pour provoquer ce souffle immense de mécontentement populaire qui pourrait ébranler profondément le système.

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