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L’Italie, nouveau laboratoire de l’« orbanisation » de l’Europe

Luigi Di Maio (à gauche), avec l'avocat et membre de son parti, le Mouvement 5 étoiles, Giuseppe Conte, pressenti pour le poste de Président du Conseil. Filippo Monteforte/AFP

Un tremblement de terre gronde à Rome ! L’improbable se dénoue donc : l’accouchement d’un accord de gouvernement coalisant le Mouvement 5 étoiles (M5S) et la Ligue (Lega). Le nom du chef du gouvernement fait encore l’objet de tractations serrées entre les chefs de ces deux formations et le président de la République, Sergio Mattarella. La nomination du premier ministre puis, sur proposition de ce dernier, du gouvernement est en effet une des prérogatives constitutionnelles du président de la République italienne.

Pour ce faire, Sergio Mattarella demande des garanties à ses interlocuteurs, notamment sur le respect des engagements européens de l’Italie. Si, formellement, rien n’est encore acté, tant les formations populistes sont atypiques et susceptibles de changements de pied, les Italiens s’attendent à ce que ces ultimes négociations débouchent sur un gouvernement de coalition totalement inédit entre le Mouvement 5 étoiles et la Ligue.

Ces deux formations sont celles qui ont obtenu le plus de suffrages aux élections législatives italiennes du 4 mars dernier. Le M5S – que dirige, depuis l’effacement de son fondateur Beppe Grillo, le jeune et lisse Luigi di Maio – totalise un tiers des suffrages et des élus. C’est un parti populiste inclassable, « ni de droite ni de gauche », dont le programme emprunte à toutes les traditions idéologiques, y compris la démocratie directe, l’écologie et la xénophobie.

La Lega est dirigée par Matteo Salvini. C’est un parti d’extrême-droite d’aujourd’hui : populiste, nationaliste, raciste. Ayant mis un mouchoir sur son mépris pour l’Italie et les Italiens du Sud, la Ligue – anciennement Ligue du Nord – est parvenue à nationaliser son électorat. Avec 17 % des suffrages et 20 % des sièges, elle est devenue le premier des trois partis de droite, dont l’alliance électorale a regroupé 37 % des voix.

À eux seuls, ces deux partis qui s’étaient durement combattus durant la campagne ont la majorité au Parlement. Un tout petit nombre d’analystes pariait sur cette alliance, certes contre-nature. Mais qui serait implacablement, disaient-ils, la meilleure traduction gouvernementale possible du message politique envoyé par les électeurs italiens : sortir les sortants et renverser la table. Rompre avec un demi-siècle de culture politique italienne, y compris son européisme inventif. Il aura fallu deux mois pour que Salvini accepte l’invitation que lui fait depuis mars Luigi di Maio.

Un tremblement de terre italien… et européen

Tremblement de terre européen, il l’est d’abord car l’Italie est un membre fondateur de la construction européenne. Il suffit de rappeler que le traité instituant la communauté économique européenne est connu sous le nom de « traité de Rome », ville où il fut signé le 25 mars 1957 par les chefs de gouvernements et ministres de six États : la France, l’Allemagne, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas et l’Italie. Or, selon l’accord de gouvernement, ce pays sera dirigé par un gouvernement eurosceptique et souverainiste.

Celui-ci ne se contentera sans doute pas de s’opposer à des réformes d’approfondissement de l’Europe, comme celles prônées au nom de la France par Emmanuel Macron. Dans le droit fil de leurs programmes de campagnes électorales respectives, dorénavant consignés dans un contrat de gouvernement détaillé, il proposera très probablement une réforme de l’UE dans un sens souverainiste et populiste, en prétendant « redonner » (sic) leur pouvoir aux peuples européens, et par une politique migratoire xénophobe caractérisée par des objectifs d’expulsions à grande échelle.

Il l’est, ensuite, car l’Italie est la troisième économie de l’Union européenne. Or, les deux partis au pouvoir s’accordent sur la dénonciation démagogique de la gabegie des administrations publiques, tant nationales que locales et européenne, de la corruption et du népotisme. Ils prônent, l’un et l’autre, des baisses d’impôts et l’augmentation des retraites. Il s’agit aussi – après avoir critiqué les réformes dites structurelles, notamment du marché du travail, de réduction des déficits et de modernisation de l’État, entreprises par les précédents gouvernements italiens (Monti, Letta, Renzi et Gentilloni) – de revenir, notamment, sur le recul de l’âge de départ à la retraite.

À eux deux, le M5S et la Ligue séduisent une addition de personnes mécontentes ou inquiètes, à qui ils promettent beaucoup, sans se soucier des règles d’interdépendance qui lient les États membres de la zone euro partageant la même monnaie. La formation de ce gouvernement risque de remettre en cause les fondements de la gestion des finances publiques en Europe.

Certains se réjouiront d’une victoire qui affaiblit l’ordolibéralisme qui caractérise celle-ci. On peut tout aussi bien anticiper un affaiblissement de la capacité de l’État italien à se financer, et une reprise des tensions dans la zone euro : il n’est pas sûr que les citoyens visés par les promesses électorales des deux partis arrivés au pouvoir et qui aspirent à une baisse du chômage et à une augmentation de leur niveau de vie en retirent des bénéfices. Mais, selon le proverbe, les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent.

La feinte du Mouvement 5 étoiles

Ce tremblement de terre est-il une surprise ? Il est surtout une nouveauté radicale : il donnerait – et c’est le propre de la démocratie – une traduction institutionnelle et gouvernementale au séisme politique qui a déjà eu lieu avec les résultats des élections du 4 mars dernier. Dès le lendemain de ce scrutin, il était donc possible d’anticiper ce dénouement.

En effet, le M5S perdrait une grande part de sa crédibilité en s’associant avec un des partis classiquement au pouvoir ces vingt dernières années, comme le Parti démocrate de gauche, du gouvernement sortant, ou Forza Italia, dirigé par Silvio Berlusconi. Depuis son surgissement au début de l’actuelle décennie, le Mouvement 5 étoiles ne cesse de dénoncer la corruption et la vacuité des partis de gouvernements, caractérisées selon lui par le fait qu’ils trahissent, par nature, les électeurs qu’ils prétendent représenter.

Cette dénonciation de la trahison du peuple par les élites est au fondement de l’idéologie populiste, dans sa variante de droite comme dans sa variante de gauche. Si le Mouvement 5 étoiles a pu laisser croire, un peu comme une feinte, qu’il ne refuserait pas d’envisager de discuter d’un programme de gouvernement avec le parti de gauche, c’était pour diviser un parti et une mouvance, la gauche de gouvernement, déjà très affaiblis par le résultat des élections. Matteo Renzi, récent jeune et prometteur premier ministre, qui reste leur figure tutélaire mais controversée, a, depuis son aventin sénatorial, empêché ce processus de décomposition de sa famille politique.

Luigi di Maio avait, en revanche, exclu, durant ces deux mois, de négocier avec Forza Italia. Son mouvement, le M5S, est en effet parvenu à supplanter Forza Italia dans ses bastions du Mezzogiorno où celui-ci était lui même arrivé à chausser la botte de feu la Démocratie chrétienne dans les années 1990 et 2000.

L’enterrement programmé de Forza Italia

De son côté, la Lega, elle, est en passe de supplanter ce même Forza Italia dans ses bastions de la droite industrielle, bourgeoise et riche de l’Italie du Nord. Elle y a, notamment, séduit les milieux ouvriers et artisanaux d’aujourd’hui. De ce point de vue, l’alliance Lega et M5S enterrera Forza Italia et débarrassera l’Italie de l’hypothèque Berlusconi, le vieux « caïman », ainsi que l’avait consacré le film saisissant de Nani Moretti en 2006. C’était tentant. Voilà qui est en passe d’être fait.

Matteo Salvini et Silvio Berlusconi, le 12 avril 2018, lors de discussions préliminaires entre les deux partis. Tiziana Fabi/AFP

Forza Italia a préféré s’y résoudre en feignant d’organiser ce mouvement qui le dépasse, selon le célèbre aphorisme de Lampedusa dans son roman Le Guépard. Relégué deuxième de la coalition dite de centre-droit avec moins de 15 % des voix, derrière la Ligue, il avait fait savoir la semaine dernière qu’il ne s’opposerait plus à des discussions directes entre celle-ci et le M5S, et qu’il pourrait envisager de soutenir ce gouvernement de coalition.

Dans le cadre de son alliance électorale du « centre-droit », Forza Italia avait d’ores et déjà accepté de radicaliser son programme de droite pour le rendre compatible avec la xénophobie et la dénonciation virulente de l’UE et des migrants portée par la Ligue.

Une nouvelle synthèse idéologique à l’échelle européenne

La concrétisation de cette coalition gouvernementale inédite parachèverait donc à l’échelle de l’Italie la formidable évolution qui est à l’œuvre en Europe depuis quelques années seulement. Une évolution que nous avons proposé de nommer « orbanisation de l’Europe », du nom de Viktor Orban, premier ministre de Hongrie depuis 2010.

L’orbanisation se caractérise par une nouvelle synthèse idéologique au sein de laquelle les doctrines et les pratiques gouvernementales des partis de la droite parlementaire et de gouvernement se fondent dans les doctrines des partis de droite radicale et extrême, qui se caractérisent par une pratique illibérale et souverainiste de la démocratie parlementaire.

En Hongrie, le parti de Viktor Orban incarne cette synthèse à lui seul ; il la met en œuvre au gouvernement depuis 2010 en ayant remporté trois élections législatives de rang (2010, 2014, 2018). Et ceci, tout en demeurant membre du Parti populaire européen, la grande fédération des partis conservateurs et démocrates-chrétiens, traditionnellement très favorable à la construction européenne et au libéralisme politique, et qui est aussi le groupe le plus nombreux au sein du Parlement européen.

La bénédiction donnée par un Silvio Berlusconi affaibli à l’alliance entre le M5S et la Lega témoigne de la vigueur et de la dynamique qui portent cette « orbanisation » de la vie politique européenne. À la fin de l’année 2017, elle a pris en Autriche le visage d’une alliance entre le parti autrichien membre du PPE, l’ÖVP (chrétien démocrate) et le parti d’extrême droite FPÖ, membre de l’ENL (Europe des nations et des libertés), qui regroupe au Parlement européen plusieurs partis d’extrême droite dont le Front national… et la Ligue.

Une configuration inédite

En Italie, l’orbanisation est sur le point de prendre une forme bien plus nouvelle, puisqu’elle se réalise et se décline en marginalisant Forza Italia, le parti italien membre du PPE. L’Italie est ainsi, une de fois plus, un laboratoire politique européen, selon l’heureuse formule de Marc Lazar. Cette fois-ci, s’y invente sous nos yeux une configuration inédite dans laquelle :

  • des partis du courant protestataire et tribunicien, qui classiquement restent dans l’opposition, accèdent au pouvoir ;

  • cette accession se fait par exclusion ou marginalisation – sans alliance avec ceux-ci – des partis de gouvernement ;

  • les repères et les marqueurs idéologiques droite/gauche classiques sont brouillés et dénoncés comme dépassés ;

  • les dirigeants nouveaux prétendent que c’est le peuple qui accède directement au pouvoir à travers eux : un peuple (ici italien) pur, authentique, idéalement uni, et dont l’avènement va nécessairement de pair avec la dénonciation de groupes et de communautés qui le menaceraient – ici : les migrants, les étrangers, les musulmans, les Roms, les fonctionnaires, les assistés…

Ce faisant, l’accord survenu entre le Mouvement cinq étoiles et la Ligue cristallise et donne un visage à des évolutions qui traversent l’ensemble des sociétés européennes, où elles s’y parent d’habits moins neufs.

Le visage neuf de l’euroscepticisme

Si cet accord a été jugé très improbable, c’est qu’il est en effet osé, et bien plus neuf, que l’alliance droite-extrême droite d’Autriche que dirige le chancelier Kurz. Il est aussi, dès lors qu’il se matérialise au gouvernement, bien plus tourné vers le futur et les autres Européens que l’alliance d’une partie des conservateurs britanniques et du UKIP ayant plaidé victorieusement pour le Brexit. Pour cette raison, M5S et Lega pourraient mettre en œuvre un programme et une pratique de gouvernement plus radicalement inattendus.

Luigi di Maio (5 étoiles) et Matteo Salvini (Ligue), en mars lors des élections législatives en Italie. Tiziana Fabi/AFP

Cet accord donne également un visage neuf, et jeune, à l’euroscepticisme. En cela aussi, le laboratoire italien participe de l’orbanisation de la vie politique en Europe. Viktor Orban prône, en effet, un nationalisme européen. Il s’agit d’une convergence des luttes souverainistes contre « l’islamisation des sociétés européennes » (sic). Il s’agit de rétablir la souveraineté des nations des États membres de l’UE sans sortir de celle-ci. L’UE peut, en effet, être détournée pour mettre en œuvre à l’échelle du territoire européen des politiques publiques qui promouvraient ce rétablissement des souverainetés nationales et cette protection de la civilisation européenne qu’il appelle de ses vœux. Ainsi, avant même de soumettre leur programme de coalition au Président Mattarella, la Lega et le M5S avaient déjà abandonné, respectivement, l’idée de sortir de l’euro, et, a fortiori, de l’UE.

En Hongrie, ce nationalisme européen va de pair avec une abrasion de l’État de droit, l’étouffement de l’indépendance économique des médias, le fait de favoriser des oligopoles et du népotisme – à tel point que Balint Magyar qualifie la politique des gouvernements Orban d’État mafieux.

En Italie, les deux partis populistes et xénophobes arrivés au pouvoir plaident pour un rajeunissement des élites, une reconnaissance de l’entrepreunariat et de l’initiative, l’horizontalité et l’initiative locale – versant soutien aux start-up, démocratie directe et revenu universel de citoyenneté pour le M5S, et version baisse des charges et des taxes et préférence nationale à tous les échelons pour la Lega.

Pour autant, quelles pratiques politiques déclineront concrètement l’objectif d’en finir avec la corruption et la « caste », selon le terme par lequel les populistes italiens désignent les cadres et les élus des partis de gouvernement qu’ils combattent ? C’est au nom d’objectifs similaires que les actuels gouvernements hongrois, polonais et tchèque s’en prennent aux juges, à la séparation des pouvoirs, ou aux hauts fonctionnaires et au pluralisme de la presse et des médias.

Les partis majoritaires dans ces trois pays se réclament de l’illibéralisme. Fareed Zakaria l’a caractérisé comme une doctrine qui sépare l’exercice de la démocratie représentative (multipartisme et compétition électorale), de l’État de droit (libertés constitutionnelles, séparation des pouvoirs et indépendance de chacun d’eux, liberté de la presse, respect des minorités…).

L’Italie, après le Danemark

Au vu de ce qui se passe en Italie depuis le 4 mars, on ne peut déjà plus faire comme si cette évolution majeure qu’est l’orbanisation caractérisait, avec la Hongrie et la Pologne, la seule ancienne « Europe de l’Est ». Déjà le Danemark propose le cas de figure d’un gouvernement de centre droit qui déroge à l’État de droit pour les ressortissants étrangers non citoyens de l’UE et qui envisage de le faire pour les habitants des zones sensibles qui commettraient des délits.

Dirigé par Laars Lokke Rasmussen, ce gouvernement de coalition de trois partis centristes libéraux et de droite doit sa majorité parlementaire au parti d’extrême droite arrivé deuxième aux élections de 2015, le Parti du peuple danois. Cette configuration témoigne d’une radicalisation de la droite danoise qui, devenue xénophobe, met en place des mesures bien éloignées du libéralisme politique dont elle se réclame depuis des décennies. L’historique parti libéral d’Allemagne, retourné dans l’opposition depuis les élections de 2012, connaît actuellement une trajectoire idéologique du même type.

Lars Loekke Rasmussen, le premier ministre danois. Johannes Jansson/Wikimedia, CC BY

Partout en Europe les eurosceptiques et les illibéraux abandonnent leur posture tribunicienne et cherchent à accéder au pouvoir en se réclamant d’une autre façon de poursuivre l’entreprise européenne plutôt que d’en sortir. L’onde de choc du tremblement de terre politique italien, qui donne à cette orbanisation de l’UE une forte visibilité, ne fait que commencer à se faire sentir.

Des tensions qui ne vont pas tarder

Ce faisant, les contradictions et les tensions ne vont pas tarder à apparaître au sein même de cette onde de choc. Filons encore un instant la métaphore sismique : comme tout tremblement de terre, celui-ci court le long de différents plans de faille, et fracture le substrat en plusieurs blocs. L’extrême-droite associée au pouvoir au Danemark ou en Autriche ne verra pas d’un bon œil les coups de boutoir contre l’ordo libéralisme et le sérieux budgétaire annoncés, dès lors qu’elle se concrétisera, par la coalition gouvernementale antisystème italienne.

Cette coalition devra aussi négocier avec ceux de ses interlocuteurs économiques, patronaux et syndicaux, qui s’inquiéteront d’une possible reprise de l’inflation et de l’envolée des taux d’intérêt suite à la dégradation annoncée des finances publiques du pays.

Les deux partis antisystème ne pourront pour autant renoncer purement et simplement aux mesures de baisses des impôts et d’augmentation des allocations sociales gravées dans le marbre de leur contrat de gouvernement : leur crédibilité comme leur installation durable au pouvoir en dépendent. Mais, face à l’ouverture de plusieurs bras de fer sur ce terrain, ils devront, sinon lâcher du lest, toutefois passer des compromis, en étalant la réalisation de ces mesures dans le temps, ou en les ciblant.

Ils ont déjà fait marche arrière, la semaine dernière, sur leur exigence d’annulation partielle de la dette contractée par l’État italien auprès de la BCE. Ils y reviendront d’une façon ou d’une autre. L’histoire et le fonctionnement de la construction européenne nous enseignent que la vie politique de l’UE est faite de négociations permanentes et de compromis globaux – de package deal. C’est pourquoi il est probable que les mesures les plus immédiatement et les plus fortement visibles du gouvernement antisystème italien soient des mesures dites de politique migratoire.

C’est en effet dans ce domaine que la convergence des différentes extrêmes-droites européenne est la plus forte. De même, c’est dans ce domaine que la radicalisation de la droite de gouvernement et la colonisation de sa doctrine par l’idéologie d’extrême-droite est la plus avancée et, là encore, la plus répandue en Europe. « L’Italie » d’abord et « l’Italie aux Italiens » sont en effet deux des slogans forts de la Ligue, tandis que celui-ci et le M5S s’accordent sur une définition commune d’un peuple politique italien mythique et authentique. Ils partagent ceci avec les autres partis populistes et d’extrême-droite européens.

Vers une européanisation de la xénophobie

La suspension, partielle mais substantielle, depuis 2015, du franchissement des frontières intérieures à l’UE sans contrôle des papiers d’identité – ce qu’on appelle la libre circulation des personnes au sein de l’espace Schengen – est le signal le plus tangible de cette évolution. Il est très probable que les premiers et les grands perdants, dans un délai très rapproché, de l’arrivée au pouvoir des populistes antisystème italien, seront les personnes étrangères et les ressortissants européens d’origine étrangère ou considérés comme tels. On peut certes, d’ores et déjà, anticiper une amplification des mobilisations de solidarité au sein des sociétés civiles, et des batailles sur le terrain juridique, notamment auprès de la CEDH (Cour européenne des droits de l’homme) et de la CJUE (Cour de justice de l’UE).

Des gouvernements d’autres États membres de l’UE se déclareront choqués par l’expulsion sans ménagement de 600 000 étrangers et un durcissement sans précédent des conditions d’examen et de rétention des candidats à l’installation dans l’UE via l’Italie, l’une et l’autre prévue dans le programme de gouvernement annoncé. Mais il est très improbable que ces gouvernements fassent pression et mettent en œuvre des sanctions ou des mesures de contraintes pour les empêcher – ce qu’ils ne manqueront pas de faire dans le domaine de la monnaie et des comptes publics – quand bien même l’une et l’autre s’affranchiraient sans vergogne du droit européen. Le temps que CEDH et CJUE condamnent, ces actions auront déjà eu lieu, et il n’y aura pas moyen de revenir en arrière.

La première, et sans doute la plus durable, des conséquences en Europe, de l’arrivée au pouvoir du M5S et de la Ligue en Italie, sera probablement une européanisation de la xénophobie. Son pendant sera une inflexion xénophobe, voire raciste, des politiques publiques communautaires et nationales, dirigée de façon essentialiste contre les personnes originaires de familles ou de pays étrangers à l’UE, notamment les pays du monde arabo-musulman et d’Afrique sub saharienne, ainsi que contre les Roms, et, de façon larvée et ponctuelle, comme en Hongrie et en Pologne d’ores et déjà, contre les Juifs.

Avec l’avènement programmé en Italie d’un gouvernement antisystème animé, entre autres, par l’extrême droite, le front se durcit entre les deux Europes : celle d’un nationalisme rajeuni en nationalisme européen et celle d’un européisme renouvelé par son affirmation offensive d’une souveraineté européenne. La première s’inscrit dans le sillon des anti-Lumières, une tradition européenne, ancienne, bien documentée mais occultée depuis la défaite des fascismes et la dynamique de la construction européenne. La seconde s’inscrit dans une tradition tout aussi vivante qui, encore que plus que la doctrine libérale, est celle des Lumières, notamment sur leurs versants kantien et érasmien. La bataille des élections européennes 2019 sera décisive.

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