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M. Dupuis a-t-il eu raison d’embaucher Gaston Lagaffe ?

Le célèbre gaffeur est de retour dans un 22e album. Jacques Collet / AFP

Le 22e opus des gags de Gaston Lagaffe, le garçon de bureau des éditions Dupuis imaginé par André Franquin et qui renaît aujourd’hui sous la plume du Québécois Delaf, est arrivé en librairie le 22 novembre avec succès. Avec 300 000 exemplaires écoulés en trois semaines, l’album intitulé Le Retour de Lagaffe s’est classé pendant 15 jours en tête des ventes de livres en France, se payant le luxe de devancer alors le nouvel Astérix.

C’est l’occasion pour nous de retrouver le gaffeur en chef pour l’observer avec le regard du directeur des ressources humaines ou du manager. Et si Gaston n’était pas (que) le boulet que tout le monde imagine ? Et s’il était, au contraire, un collaborateur précieux pour l’entreprise ? Les temps changent et lui qui pouvait incarner un (sympathique) tire-au-flanc pourrait aujourd’hui être, au contraire, un profil précieux à recruter pour les entreprises.

Gaston a de vraies compétences

Certes Gaston manque dramatiquement de ce que l’on appelle des « hard skills » (ses compétences techniques). Du moins ne les montre-t-il pas. Il semble incapable de faire ce qui est sa tâche supposée. Quoi qu’on lui confie, l’échec semble assuré : le tri du courrier n’avance pas, la salle de documentation n’est pas rangée, les livraisons ne sont pas correctement faites et tout est bon pour esquiver les missions que son manager pourrait être assez fou pour lui confier.

Ce dernier, Prunelle, ne s’en rend peut-être pas compte mais Gaston dispose pourtant de compétences aujourd’hui assez prisées par les directions des ressources humaines : des « soft skills », ces compétences de nature plus sociales, émotionnelles, relationnelles ou comportementales.

Gaston est un chic type, Prunelle lui-même admettant parfois que « ce garçon a bon fond ». Dans une époque où la bienveillance et le souci de l’autre sont des qualités recherchées en entreprise et pour le travail en équipe, il peut être un atout (risqué) pour la cohésion. Il cherche toujours à aider ses collègues, à enlever les petits cailloux du quotidien. Même si ses réalisations sont assez aléatoires, il a le souci de contribuer au confort des autres comme quand il se propose de mettre son (discutable) génie créatif au service de la lutte contre les mouches importunant ses collègues (p. 12).

Gaston est aussi, parfois à son corps défendant, un élément de la marque employeur. Il dépoussière l’image de l’entreprise et la valorise auprès des plus jeunes générations en montrant un visage plus expérimental. Il est un ambassadeur (malheureux mais efficace) de l’entreprise (p. 4). Lagaffe peut aussi être un vrai soutien psychologique pour les plus jeunes pousses comme quand il choisit d’encourager un jeune dessinateur envers et contre tous (p.24).

Il est ensuite un vrai Chief Happyness Officer qui s’ignore et beaucoup de ses aventures vont dans le sens du bien-être et de la qualité de vie et des conditions de travail. D’abord parce qu’il n’hésite pas à se mettre au service de ses collègues pour leur faire plaisir comme lorsqu’en période de forte chaleur il tente (hélas) de faire des glaces pour leur offrir un rafraîchissement (p. 9). Gaston est aussi depuis toujours un pionnier de la réduction du stress par la présence des animaux au travail : grâce à sa mouette, son chat et son poisson rouge, les Éditions Dupuis ont mis en place depuis longtemps ce que de grandes entreprises expérimentent depuis peu sous le nom de code Pet at work. Enfin, il est convaincu des bienfaits du travail dans la bonne humeur et de la psychologie positive au service de la performance. Gaston exerce souvent son (discutable) humour pour égayer les journées de ses collègues et de son management, comme quand il trafique le répertoire de Prunelle pour le 1er avril (p. 26).

Quelques « mad skills » aussi

Le héros aux espadrilles bleues et au pull vert est aussi doté de compétences atypiques et inattendues que les DRH recherchent pour des entreprises souhaitant bousculer un peu leur modèles managériaux : des « mad skills », qualités propres aux profils décalés qui les conduit hors des sentiers habituels tout en étant animés de bonnes intentions. On parle aussi parfois de « déviance positive ».

Gaston est un hackathon a lui tout seul. Il ne cesse de questionner les règles, de pirater les espaces et de repousser les lignes. Accepter de le considérer comme une richesse plutôt que comme un risque permet de changer d’angle de vue sur son rôle dans l’entreprise et peut permettre à Prunelle et aux Éditions Dupuis de mieux utiliser ces compétences.

D’abord parce que Lagaffe est un vrai intrapreneur. Au sein des Éditions Dupuis, il n’a de cesse de se comporter en véritable électron libre mettant en permanence son esprit créatif à contribution, un peu comme dans une start-up ou un incubateur. Incapable de suivre les process et de se conformer aux reportings et divers outils de mesure, il passe son temps en dehors de clous. Gaston cherche tout le temps à inventer, à créer. Si ses résultats sont assez souvent catastrophiques, sa démarche est assez emblématique, quand bien même rarement efficace.

Gaston est aussi un innovateur né qui n’hésite pas à se lancer de manière autonome et avec une vraie prise d’initiative dans le suivi de projets décalés. Les « side projects » qu’il mène au sein des Éditions Dupuis en parallèle de son activité principale sont soit un passe-temps, soit un moyen d’apprendre une nouvelle compétence (comme sa tentative catastrophique de faire de la musique). Mais le gaffeur peut aussi tester une idée d’entreprise sans prendre (trop) de risque et avoir une intuition géniale dont la réalisation maîtrisée pourrait profiter à toute l’organisation. Son idée de téléphone (trans) portable sur roulement à billes (p. 5) est remarquable. Si sa mise en œuvre est catastrophique, on peut regretter que Gaston n’ait pas été accompagné dans la concrétisation de sa géniale intuition.

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Gaston Lagaffe est enfin un militant convaincu du « right to repair mouvement », c’est-à-dire du mouvement pour le droit à la réparation qui valorise la réparation des appareils plutôt que leur remplacement par du neuf à la moindre panne. Celui-ci a d’ailleurs récemment fait l’objet de nouvelles règles européennes visant à le favoriser. Avec une conscience RSE sans faille, notre gaffeur préféré passe une bonne partie de son temps à inspecter (sans grand succès) les appareils de ses collègues ou que des amis lui confient. De la tondeuse au téléphone en passant par les postes de radio, rien ne lui échappe (p. 28). Pour Gaston, l’obsolescence programmée des objets doit être combattue et le bricolage doit devenir la nouvelle règle d’exploitation raisonnée des ressources. Il est presque un ambassadeur du développement durable interne dans l’entreprise… que tout le monde ignore. Jusqu’à ce que les aléas que ces réparations occasionnent fassent des victimes.


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Finalement, Gaston Lagaffe nous invite à poursuivre la réflexion suivante : pourquoi des collaborateurs avec de vraies compétences décalées sont si mal gérés par leur management et si mal vus par les entreprises ? Comme le gaffeur, il faut sûrement penser hors des carcans habituels, « out of the box », pour gérer ces talents bizarres qui peuvent s’avérer précieux lorsque leur énergie est déployée à bon escient. Le management et les RH doivent sûrement accepter aussi d’ajuster leurs modèles pour permettre l’agilité nécessaire à la gestion de ce genre de profils spéciaux. Dans l’intérêt de tous. C’est une question de diversité et d’inclusion. A bien y regarder, Gaston Lagaffe est un assez bon sujet de management et de RH. Et un collaborateur qu’il faut oser embaucher.

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