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Mathilde Wernert : une femme dans un monde de préhistoriens… en 1907

Mathilde Wernert et ses enfants, Madeleine et Paul. Author provided

L’archéologie est synonyme d’aventure, et fait toujours rêver les enfants et les plus grands – le succès d’Indiana Jones, bientôt de retour sur les écrans, en est la preuve. Les nombreux visiteurs qui se pressent pour visiter les chantiers ouverts chaque année au public à l’occasion des Journées européennes de l’archéologie témoignent également de cette passion indéfectible des Français. Ce petit monde serait-il un havre de paix, loin des soubresauts et des maux de la société ?

Il vaut mieux l’affirmer immédiatement : comme dans toutes les strates du monde du travail, l’archéologie ne peut ignorer ses propres difficultés. Son modèle machiste – Indiana Jones préfère utiliser la force pour mener des enquêtes archéologiques – est même très présent. Le hashtag « paye ta truelle », qui dénonce le sexisme en archéologie, voire la division genrée de cette activité, permet de recenser publiquement les abus depuis quelques années. Pourtant, l’Observatoire de l’égalité femmes-hommes constate qu’une majorité des études réalisées en archéologie sont menées par des femmes (58 %) ; une petite victoire au sein de cette discipline, mais qui ne se retrouve pas dans les postes d’encadrement, encore majoritairement occupés par des hommes.

L’image très masculine du préhistorien barbu fumant la pipe n’est donc pas seulement un cliché. L’histoire de la discipline ne peut que confirmer cette image écornée de l’archéologie et la liste des grands noms de la recherche préhistorique ne pourra pas contredire cette image caricaturale. Ainsi, il est bien difficile, voire impossible, d’identifier une femme dans ce monde d’hommes avant 1918. On peut reconnaître le rôle de l’abbé Breuil, au début du XXe siècle, qui a encouragé et accompagné les recherches de plusieurs femmes, comme Dorothy Garrod, qui poursuit ses études en France avec lui dans les années 1920 et Mary Elisabeth Boyle, qui devient sa secrétaire, dans les mêmes années. Elles existent donc bien, mais seulement après le choc de la Première Guerre mondiale, qui aura aussi contribué à accorder un rôle plus important aux femmes, dans des domaines qui leur étaient interdits auparavant.

Notre société actuelle, qui bouge sur ce sujet du rapport femmes-hommes, notamment suite au mouvement #MeToo, s’interroge aussi sur la place même des femmes dans les études historiques. On redécouvre des femmes là où les hommes s’étaient habitués à ne parler que de leurs confrères masculins. Des femmes oubliées reviennent enfin à la lumière, bien tardivement il est vrai, grâce à ces nouvelles recherches.

Une femme dans un monde d’hommes

Dans ce mouvement salutaire, la découverte d’une femme passionnée par la préhistoire, Mathilde Wernert (née Ulrich), bien avant la Première Guerre mondiale est une bonne nouvelle. Une découverte fortuite, inattendue, et dont la portée n’est devenue évidente qu’au fil des lectures de la correspondance familiale, miraculeusement conservée par cette famille.

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Connue jusque-là pour être la mère du préhistorien alsacien Paul Wernert (1889-1972), le rôle propre de cette femme apparaît progressivement. Quelle chance déjà que cette correspondance ait été conservée, d’abord par Paul Wernert, puis par son fils Michel. C’est dans ce domaine privé que le rôle de Mathilde Wernert apparaît pleinement ; sans lui, elle serait complètement restée dans l’ombre, sort réservée à de nombreuses femmes, dont l’activité demeure parfois cantonnée dans le registre privé.

Dans notre imaginaire, Indiana Jones est cet archéologue macho et violent. Allociné

Cette mère qui aurait encouragé son fils dans la poursuite de sa passion apparaît finalement comme l’instigatrice de recherches menées dans les loessières d’Achenheim, auxquelles elle consacra une grande énergie, qui dépasse le seul accompagnement financier de son fils.

Les études de Paul à Tübingen, à partir de 1910, conduisent à une correspondance régulière entretenue avec sa mère, sans oublier sa sœur Madeleine, un peu plus âgée que lui. Et les échanges n’ont pas cessé : souvent plusieurs lettres par semaine, durant les mois d’études suivis à distance de la maison familiale. Ces liens se sont poursuivis durant les campagnes de fouilles menées par Paul dans la grotte du Castillo, en Espagne, à partir de 1911, avec Hugo Obermaier, puis durant toute la guerre de 1914-1918, durant laquelle Paul Wernert est bloqué dans ce pays.

Carte postale transmise par Paul Wernert à, sa mère en 1913. Archives Paul Wernert, Author provided

Une passion familiale

Cette correspondance consultée dans un premier temps dans le cadre d’un travail consacré à Paul Wernert illustre finalement le rôle de cette femme passionnée par la préhistoire. Paul s’est montré toujours reconnaissant du rôle de sa mère, mais les mentions laissées dans quelques articles scientifiques ont été lus comme le témoignage de l’amour d’un fils pour sa mère. Un lien qui occulte finalement le rôle réel de Mathilde dans la collecte des ossements à Achenheim, leur préparation, leur classement et leur marquage consciencieux.

Il s’agit en fait d’une affaire familiale, Mathilde amenant ses enfants très jeunes dans ces carrières, où des os de mammouth sont retrouvés depuis la fin du XIXe siècle. La mort de son mari en 1902 est peut-être un déclencheur, car les indices se multiplient à partir de cette date. On imagine Mathilde prendre le tram avec ses enfants pour Achenheim, non pas pour leur trouver une activité, mais pour assouvir son propre intérêt pour les recherches préhistoriques, auquel ses enfants ont finalement vite adhéré. À cette date, Paul n’a que 13 ans et la conduite des opérations sur le site est menée par Mathilde et sa fille, les véritables instigatrices de ces recherches.

Les auteurs de biographies de Paul Wernert ont, par facilité, occulté à leur tour le rôle de Mathilde Wernert, en valorisant la longue durée des recherches menées par Paul Wernert sur ce site. Mais si Paul, décédé en 1972, a bien fréquenté le site durant plus de cinquante ans, les premières années sont à attribuer à sa mère.

Il apparaît même que Paul pense moins à Achenheim qu’aux fouilles qu’il mène en Espagne en 1911, avec l’abbé Breuil et Hugo Obermaier, qui ont repéré ce jeune étudiant très motivé. Paul réalise finalement son rêve lorsqu’il visite la grotte d’Altamira, et le site alsacien de son enfance a dû lui paraître alors bien modeste. Car il s’agit d’un site ardu, où les vestiges apparaissent au gré de l’avancement de l’exploitation. Il faut donc y passer régulièrement et organiser le suivi de l’exploitation.

Une infatigable découvreuse

Ce travail a été mené par Mathilde Wernert au moins depuis 1904, en établissant une relation directe avec les ouvriers, une première ! Si de petites sommes sont versées pour l’acquisition d’ossements ou d’outils lithiques, cet encouragement a vite été remplacé par une relation de confiance, qui valorise aussi les découvertes faites par les ouvriers. Mathilde déploie une énergie qui concurrence les ambitions du conservateur du musée d’archéologie de Strasbourg, Robert Forrer, qui veut alors développer la section de préhistoire de son musée.

Il essaye de récupérer ces collections pour son musée et invite Mathilde et Madeleine Wernet à présenter leurs découvertes à l’occasion d’une exposition organisée au Palais Rohan de Strasbourg, en 1907. De nombreux panneaux sont alors préparés et des vitrines apparaissent remplies d’ossements. Une belle réalisation qui fait l’objet de photographies, à regarder aujourd’hui d’un autre œil, tant ces documents viennent compenser l’absence d’informations dans les écrits laissés par des hommes. Paul n’est pas mis en valeur lors de ces présentations pour le sujet de la préhistoire ancienne, mais pour l’exposition d’une collection d’objets Néolithiques de Suisse, acquise par sa mère et qu’il présente en effet. S’était-elle imaginée à cette date trouver un autre sujet que le site d’Achenheim ?

Nous pouvons dès lors nous interroger sur les raisons pour lesquelles Mathilde Wernert apparaît si peu dans les articles scientifiques de son fils, qui reprend pleinement l’étude du site d’Achenheim dans les années 1920. C’est finalement le poids social qui s’impose à Mathilde Wernert, même si son fils la pousse à publier ses découvertes alors qu’elle voulait créer un musée dans sa maison. Son écriture se retrouve sur des ossements et des étiquettes, elle reçoit les préhistoriens du moment, qui viennent la rencontrer à Strasbourg. L’abbé Breuil ou Pierre Theillard de Chardin n’ont ainsi pas manqué de lui rendre visite.

Dents de chevaux d'Achenheim trouvés en 1908, avec l'étiquette rédigée par Mathilde ou Madeleine Wernert. Collection Paul Wernert., Author provided

Mais Mathilde Wernert a peu à peu été oubliée. C’est le résultat des habitudes d’une époque, de son fonctionnement et des mécanismes qui ne permettaient pas à une femme d’exister dans ce monde de la préhistoire et tant d’autres. Pour la postérité, elle est restée la mère du préhistorien Paul Wernert, qui apparaissait comme le chef de famille depuis la mort de son père. Elle a pu bousculer ce monde d’hommes en s’imposant malgré tout, mais pas dans les rencontres scientifiques et les publications, la place ne pouvait être occupée que par un homme. Les centaines de lettres consultées ne laissent toutefois apparaître aucune rancœur ; Mathilde Wernert était une femme passionnée par la préhistoire et cette passion est devenue une histoire familiale.

Ainsi, la découverte de Mathilde Wernert est une belle surprise, qui permet de rappeler que, sans être visibles, des femmes ont œuvré dans le domaine de la préhistoire au début du XXe siècle. Il faut le dire et l’écrire, pour que cette idée devienne une évidence et que l’on découvre le rôle caché d’autres femmes.

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