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Mickey, lecteur de « Moby Dick »

Quand Mickey se pique de chasser la baleine… Floyd Gottfredson / Disney

Regardons bien cette case de Floyd Gottfredson, datée de 1938, et demandons-nous ce qui a bien pu mettre Mickey dans cet état. Qu’est-ce qu’il a bien pu lire pour lui donner envie, à ce point-là, de partir chasser les baleines ? Un roman, dans lequel on nous explique par le menu comment pécher les baleines, aucun doute n’est permis, il s’agit du Moby Dick d’Herman Melville, publié en 1851 : Moby Dick or the Whale. Le roman raconte la quête furieuse, insensée, démentielle, du capitaine Achab, parti chasser Moby Dick, la baleine blanche ou plutôt le cachalot qui lui a arraché une jambe lors d’une précédente campagne de pêche. Il entraîne dans sa folie tout l’équipage de son navire, le Pequod, jusqu’au sacrifice ultime, puisqu’à la fin tout le monde périt, à l’exception d’Ismaël, le narrateur du roman.

Un classique du romantisme américain

Moby Dick est un des principaux classiques de la littérature américaine, un des chefs-d’œuvre du romantisme états-unien. Il a été adapté de nombreuses fois : neuf films, trois téléfilms, une série et deux moyens-métrages animés, au moins une douzaine de BD, des jeux vidéo ont été consacrés aux aventures du capitaine Achab, racontées par Ismaël. Quand Gottfredson s’en empare, elles ont déjà fait l’objet de deux adaptations hollywoodiennes très libres, toutes deux avec John Barrymore dans le rôle principal : The Sea Beast de Millard Webb en 1926, qui ménage un happy end, et Moby Dick de Lloyd Bacon en 1930, qui complique l’épopée d’une romance. L’histoire qu’il publie dans la presse du 7 février au 1er juillet 1938 s’intitule The Mighty Whale Hunter, littéralement le grand chasseur de baleines. C’est d’ailleurs sous le titre Mickey chasseur de baleines qu’elle est parue en France, en 1950, dans les albums Hachette qui novélisaient les comics originaux.

L’aventure ou le sublime en acte

Tout commence alors que Minnie essaie de retenir son fiancé et de le convertir au bonheur domestique. L’incipit enchaîne sur sa précédente aventure au royaume imaginaire de Médioka, la Bamboulie en version française. La « restlessness » évoquée dans le carton inaugural désigne une forme d’agitation, d’impatience du personnage, qui contraste avec la paix du foyer. Mickey n’est pas en phase avec l’idéal de vie que lui propose Minnie. La première vignette, qui le montre de dos regardant par la fenêtre tandis que Minnie le sermonne en faisant de la broderie, exprime bien sa mélancolie. Très subtilement, Gottfredson délègue à Minnie le soin d’expliciter le sens du tableau. La posture de Mickey n’est pas sans rappeler celle du Voyageur contemplant une mer de nuages dans le tableau de Caspar David Friedrich, l’un des plus célèbres du romantisme allemand. L’aventure dont Mickey se languit apparaît comme une version moderne du sublime qu’illustrait en 1818 la toile de Friedrich. Le roman de Melville est bien choisi pour exciter chez son lecteur ce saisissement devant un spectacle dont la puissance, la sauvagerie transcendent le simple plaisir que procure le Beau. Gottfredson, en fait, nous suggère que l’aventure, c’est du sublime an acte.

Mickey cédera bien sûr à son appel et embarquera sur un baleinier pour débarrasser l’océan boréal d’un dangereux cétacé surnommé le Vieux Barney. Il connaîtra même brièvement les plaisirs de la pêche en compagnie de Goofy.

Une dénonciation précoce de la pêche à la baleine

Mais qu’on se rassure, il résistera à la folie meurtrière d’un capitaine Achab. S’il y a un Achab dans cette histoire, ce n’est pas même le capitaine du baleinier sur lequel il a embarqué. En dépit de ses perpétuelles colères, celui-ci n’est au fond qu’un brave homme criblé de dettes, qui chasse le Vieux Barney pour empocher une prime. Le nom de son navire, Lady Daffodil – littéralement Madame Jonquille –, dit assez qu’il est d’instinct débonnaire. Non, le capitaine Achab, ici, ou plutôt celui qui en tient lieu, jusqu’à partager sa jambe de bois, c’est le méchant emblématique du Disneyverse : Peg-Leg Pete, en français Pat Hibulaire. Lui est un vrai tueur, un ennemi des baleines. Le nom de son bateau l’affiche : Orca, l’Orque – autant dire qu’il est leur prédateur. À travers lui, Gottfredson tempère l’héroïsme du roman de Melville en jetant l’opprobre sur une passion aussi périlleuse que brutale et même cruelle. Il en fait avant l’heure une exaction.

Amour et aventure

L’aventure ne saurait sombrer dans la sauvagerie. Le système axiologique mis en place par Gottfredson est tout entier orienté par le souci d’exonérer Mickey et ses compagnons des fautes imputables à Achab ou Pat Hibulaire. Pour y parvenir, il euphémise la représentation de la pèche en partie de plaisir. Les coups de harpon des hommes du Lady Daffodil ne font que chatouiller le vieux Barney, qui s’en amuse visiblement. Le dessin soutient le message. Mickey bien sûr, tout comme le jeune lecteur, se prend de sympathie pour le cachalot.

Dès lors, il lui faut opérer la synthèse de sa mission et des valeurs toutes positives qu’il véhicule. Il lui faut débarrasser les eaux poissonneuses de cet hôte encombrant, sans le tuer. Le monstre n’est pas ce que tout le monde croyait. La cruauté à son égard n’est pas une option. Il y parviendra en libérant son amoureuse qu’il a découverte prisonnière des icebergs. Elle est blanche évidemment, comme Moby Dick. Même le monstre de Melville est réhabilité. Les deux cachalots, qui n’avaient rien à faire dans ces eaux, pourront dès lors rentrer chez eux, et le capitaine du Lady Daffodil empocher sa prime, au grand dam de Pat Hibulaire. Tout est bien qui finit bien. L’amour a le dernier mot. On pouvait croire avec Minnie qu’il s’accommodait mal de l’aventure. C’était oublier que, chez Disney, il triomphe toujours.

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