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Microcrédit : même bien intentionnée, la réglementation peut éloigner des objectifs sociaux

Certaines règles entravent le soutien des institutions spécialisées aux personnes qui peinent à obtenir du crédit auprès des banques commerciales. SOUTHERNTraveler / Shutterstock

Comment réglementer l’octroi de crédit aux personnes les plus vulnérables ? Imposer des règles de bonne conduite aux établissements financiers est une nécessité, mais dans le même temps il est difficile de fixer des règles socialement utiles tout en conservant la souplesse requise par le pourvoi de crédit. Cette difficulté est encore accrue quand il s’agit de crédit à vocation sociale, comme le microcrédit.

À cet égard, les réglementations actuellement en vigueur comportent des exigences de capital minimum, des plafonds sur le taux d’intérêt ou sur la taille des prêts, et diverses règles visant à protéger les consommateurs. Pourtant, certaines contraintes bien intentionnées peuvent contrarier les objectifs sociaux quelles sont censées servir. C’est la situation que notre article de recherche récent met au jour.

Les institutions de microfinance (IMF) sont des organisations qui promeuvent l’inclusion financière, économique et sociale de personnes vulnérables. Leur cadre réglementaire est distinct de celui des banques classiques. Contrairement aux banques, les IMF perçoivent souvent des subventions publiques. Le régulateur est donc soucieux de la bonne réalisation de leur mission sociale.

Nous nous sommes intéressées spécifiquement aux contraintes légales qui imposent un plafond à la taille des prêts consentis avec l’intention de limiter le microcrédit aux plus nécessiteux, qui sont typiquement en demande de prêts modestes. Le plafond est donc perçu par le régulateur comme une manière de discipliner le prêteur en lui interdisant de servir des emprunteurs qui n’ont pas vraiment besoin de crédit à visée sociale.

Le plafond sur le montant emprunté est fort répandu dans les pays développés. Aux États-Unis, une limite supérieure de 50 000 dollars est imposée au microcrédit commercial tandis que l’Union européenne recommande un plafond de 25 000 euros. La France, pour sa part, limite le montant du microcrédit à 12 000 euros, ce qui représente une contrainte forte comparativement aux autres pays européens.

Contourner le plafond par le cofinancement

Muhammad Yunus, économiste et entrepreneur bangladais. Flickr, CC BY

La microfinance dans les pays en développement a été largement médiatisée par Muhammad Yunus, prix Nobel de la Paix 2006. Ce secteur de soutien aux microentreprises a également connu du succès, bien que plus discret, dans les pays développés dès la fin des années 1980. La microfinance en Europe est un marché de niche qui, depuis 2010, bénéficie de l’encouragement financier de la Commission européenne.

Le dernier rapport du Réseau européen de microfinance et Microfinance Centre regroupe 143 IMF et 1,2 million de clients en Europe (fin 2019) pour un encours total de 3,7 milliards d’euros. Les IMF soutiennent les chômeurs, les femmes, les migrants et autres micro-entrepreneurs qui peinent à obtenir du crédit auprès des banques commerciales. Cette industrie jeune et en forte croissance mérite un cadre réglementaire adapté.

Un plafond bas sur les prêts à vocation sociale vise à segmenter le marché en laissant aux banques les prêts supérieurs à la limite imposée aux IMF. Dans la pratique, cependant, la mise en place d’un tel plafond peut conduire à l’effet inverse via le cofinancement par les deux types de prêteurs.

Le cofinancement consiste en deux prêts simultanés octroyés par l’IMF et par la banque. Shutterstock

De quoi s’agit-il ? Le cofinancement consiste en deux prêts liés émanant de l’IMF et la banque. Par exemple, l’IMF finance le besoin de trésorerie tandis que la banque couvre l’achat du fonds de commerce. Une telle pratique peut s’avérer favorable pour les deux institutions. Pour l’IMF contrainte par un plafond, c’est la seule manière de servir des emprunteurs qui souhaitent des prêts supérieurs ; c’est également une stratégie de réduction des coûts puisqu’elle tire parti de l’examen strict des demandes de prêts par la banque.

Pour la banque, le cofinancement offre l’accès, avec un risque contenu, à un nouveau segment de marché. En bref, en alignant les intérêts des deux institutions, le plafonnement des prêts sociaux peut déclencher des accords de cofinancement.

En soi, le cofinancement entre institutions de crédit à vocations différentes n’est pas un problème. Cependant, dans le cas du microcrédit, la collaboration avec une banque commerciale peut entraîner une « dérive de mission » (ou « mission drift ») qui conduit l’IMF à progressivement se désintéresser de ses clients les plus désavantagés qui souhaitent des très petits prêts au profit de ceux qui, plus aisés, peuvent prétendre à la formule du cofinancement.

Afin de tester cette théorie de mission drift associé au cofinancement, nous avons collecté des données de prêts auprès d’une institution française qui a octroyé du microcrédit avant et après l’introduction du plafond. Nous avons donc observé comment l’introduction du plafond a modifié l’octroi du crédit et les caractéristiques des emprunteurs qui en ont bénéficié.

Quand l’IMF devient moins sociale

Nos données montrent que la taille moyenne des projets portés par les demandeurs de microcrédit reste autour de 30 000 euros tout au long de la période d’observation. Ce montant est donc plus cohérent avec le plafond recommandé sur les prêts par l’Europe qu’avec celui imposé par la France.

Cependant, la taille des projets financés par l’IMF croît significativement à la suite de l’imposition du plafond. Ce résultat contre-intuitif s’explique par le cofinancement bancaire. En effet, alors que l’IMF exempte de plafond n’avait pas recours au cofinancement, elle s’est ensuite mise à développer intensivement cette approche puisque près du tiers de ses clients se sont trouvés cofinancés.

Notre analyse montre aussi qu’avant l’introduction du plafond, l’IMF montrait une appétence plus prononcée pour les petits projets (moins de 25 000 euros), le taux d’acceptation des grands projets étant de 20 % plus faible que celui des petits.

Le taux d’acceptation des petits projets par l’IMF était plus élevé avant l’introduction du plafond. Shutterstock

Après l’introduction du plafond, la situation change : le taux d’acceptation des petits projets diminue de 11 % tandis que celui des grands projets augmente de 30 %. Dans l’ensemble, nos résultats corroborent le scénario de mission drift, signifiant que l’IMF devient moins sociale après le plafonnement de la taille des prêts.

Des pistes pour le régulateur

Compte tenu de ses effets délétères et inattendus, une réglementation par la taille des prêts pose question. Quelles sont alors les alternatives pour le régulateur qui souhaite légitimement circonscrire l’octroi des prêts sociaux à ceux qui en ont réellement besoin ?

Différentes pistes sont possibles. On pourrait privilégier certains secteurs d’activité spécifiques où les plus démunis sont nombreux, comme certaines formes d’artisanat. Une autre option serait de privilégier certains groupes d’emprunteurs, tels que les femmes pauvres et les minorités victimes de discrimination, ce qui aurait le mérite de revenir aux sources du microcrédit qui promeut la discrimination positive.

Au-delà d’une règle particulière, nos résultats montrent comment une régulation bien intentionnée peut interagir négativement avec la poursuite d’une mission sociale.

Ce constat, qui peut vraisemblablement s’étendre à d’autres activités telles que les investissements socialement responsables et la finance verte, constitue une mise en garde du régulateur vis-à-vis d’effets pervers inattendus sur les acteurs motivés par l’action sociale.

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