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Des indépendantistes régulent la circulation à un barrage routier dans le quartier de Magenta Tour à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, le 22 mai 2024.
Des indépendantistes régulent la circulation à un barrage routier dans le quartier de Magenta Tour à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, le 22 mai 2024. Theo Rouby/AFP

Nouvelle-Calédonie : informations et médias en situation de crise

Depuis le lundi 13 mai, la Nouvelle-Calédonie vit dans la violence. Elle est en proie à de nombreuses émeutes affectant le climat politique et la sécurité des infrastructures, des biens publics et privés. Les incendies, les pillages et les destructions organisés se sont multipliés principalement à Nouméa et dans les villes voisines (Dumbéa, Païta et Mont-Dore) alors que les territoires du nord de la Grande Terre et des îles sont épargnés. Cette situation qui fait suite à la loi sur le dégel du corps électoral vient cristalliser une situation tendue depuis le troisième référendum en 2021, référendum au cours duquel les indépendantistes avaient appelé à ne pas voter.

Dans un conflit politique, et particulièrement en situation de crise, la construction et la circulation de l’information relative aux événements sont primordiales puisque celle-ci contribue, en partie, à l’évolution du climat social. Sur le territoire calédonien, trois sphères médiatiques participent à l’information des habitants : celle des chaînes de la TNT diffusées dans l’hexagone, celle des médias de télévision et de presse écrite locaux, et celle des réseaux sociaux. Les informations circulent entre ces sphères mais la sphère des médias locaux reste le point de référence de l’information à destination des Calédoniens.

Le média local, un média pour « tous »

Sur les territoires insulaires français, des identités locales côtoient des identités européennes renvoyant chacune à des histoires et normes de sociétés différentes. Les médias traditionnels de télévision et de presse écrite locaux se positionnent ainsi comme un espace mixte : ils sont structurés par le local d’un côté, et par le national/international de l’autre (« Outre-mer la 1ère », par exemple). Cela correspond à deux univers symboliques de référence qui constituent l’espace public calédonien : d’un côté la sociabilité traditionnelle locale et de l’autre la sociabilité moderne européenne.

Ces deux sociabilités sont présentes dans les discours et créent un imaginaire commun du territoire où chaque citoyen peut se sentir appartenir à une même communauté locale. Des lieux communs et reconnaissables, des événements qui touchent au quotidien des individus, des références culturelles connues, de nombreux moments festifs de convivialité participent à cet imaginaire, support de lien social et du vivre-ensemble. Ils favorisent la « fabrique du consensus » excluant ce qui pourrait être clivant. Le média local apparait alors comme un journal « pour tous », s’adressant à tous les Calédoniens. Il repose sur un vivre-ensemble, renforcé par le projet politique du « destin commun » issu des accords de Nouméa de 1998. Celui-ci constitue la trame de l’information locale dans les médias calédoniens.

La chaine « Nouvelle-Calédonie la 1ère » en est la plus représentative du territoire. Appartenant au groupe France Télévisions, cette chaîne publique se déploie sur les écrans de télévision, à la radio et sur la toile à travers un site Internet fourni et des réseaux sociaux (Facebook, YouTube, Instagram, X). Elle reste le média de référence parmi les quelques médias locaux de presse écrite et de télévision (LNC, La voix du caillou, Calédonia, DNC. Elle devance également en audience les autres chaînes de la TNT, diffusées en France.

Dans cette situation de crise, et particulièrement dans le cas de la Nouvelle-Calédonie, les médias locaux jouent un rôle important dans l’information aux habitants. Tout d’abord, ils sélectionnent et diffusent tant l’information provenant de l’hexagone que celle du terrain calédonien issue des journalistes locaux et des réseaux sociaux. Ils possèdent un rapport très étroit avec les pouvoirs politiques décisionnaires. Enfin, par la proximité recherchée avec leur public et par leur ancrage territorial, ils rapportent des faits et des événements dont les clés de compréhension sont accessibles à tous les publics.

Un lien fort avec le pouvoir local

Le fonctionnement du journalisme local repose sur deux types de construction médiatique qui s’accentuent en période de conflit : les liens que les médias entretiennent avec le pouvoir local d’une part, et la référence au territoire comme point d’appui du discours, en particulier à travers l’événementialité. En effet, les médias locaux pensent l’événement comme condition d’entrée dans la compréhension de l’information : on parle alors de « fonction expérientielle » du lieu.

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De nombreux extraits de discours de représentants politiques et des actions prises par ces décideurs publics et privés composent les discours et créent cet imaginaire commun et collectif auquel chaque habitant se rattache en période de crise : communications des élus, actions des services tels que la sécurité civile, les structures d’accueil municipales ou encore des communes elles-mêmes ; mise en avant des entreprises privées (commerces et représentants du Medef) etc.

Cette particularité du média local portée sur l’événementialité a pour conséquence l’absence de contextualisation. La perspective historique et les arguments politiques et sociologiques du dégel du corps électoral apparaissent très peu dans les discours du journal télévisé au moment de la crise. De même, la très faible place laissée aux acteurs de la cause indépendantiste ou bien l’absence d’éléments de connaissance des profils des émeutiers, à titre d’exemples, traduisent cette absence de mise en perspective de l’actualité.

C’est dans ce contexte d’une information partielle proposée dans les journaux télévisés calédoniens, proches du pouvoir local que les réseaux sociaux représentent chez les Calédoniens, une source importante dans la connaissance du conflit.


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Des réseaux actifs en ligne et hors ligne

Depuis plusieurs années, ce territoire de 271 407 habitants vit une transition numérique qui se traduit par un développement plus important des équipements et des connexions Internet sur l’ensemble des provinces. En janvier 2024, 82 % de la population est connectée à Internet et 49 % utilisent le réseau social Facebook.

Lors du référendum d’autodétermination en 2020, le parti indépendantiste FLNKS avait montré une page Facebook nettement plus dynamique qu’en 2018 et beaucoup plus alimentée que celles des autres partis politiques (groupement des Loyalistes, Calédonie Ensemble). Cela a probablement conduit à une réduction de l’écart entre les partisans du oui et ceux du non au moment du vote.

Bien que Facebook connaisse une nette baisse des usages au sein de la jeune génération calédonienne, ce réseau reste toujours actif sur le territoire. On peut donc s’interroger sur l’efficacité de la suspension temporaire par l’État du réseau TikTok dans la circulation des informations pendant la crise actuelle.

Des groupes formels et informels, fermés et ouverts, se créent sur les réseaux et recoupent des identités variées (groupes familiaux, d’amis, de résidents, d’écoles, de travail ou de loisirs). Certains se sont constitués avec les événements, d’autres existaient en amont.

Censés représenter une complémentarité aux médias locaux en ligne, ils apportent des informations très pratiques et mises à jour régulièrement (noms des enseignes incendiées, liste des supermarchés ouverts, cartographie des routes bloquées…). C’est le cas par exemple de la page personnelle d’une présentatrice média. Ces groupes proposent aussi de l’entraide (acheminement des denrées alimentaires, dons en tout genre, services de distribution de repas…) et participent à apaiser les inquiétudes et à accompagner les habitants dans la gestion quotidienne et pratique de la crise. Les messages de ces groupes sont de plus en plus repris par les médias traditionnels locaux renforçant cette fabrique du vivre-ensemble.

D’autres groupes, souvent fermés, réunissent des personnes à la recherche d’informations plus fréquentes et plus proches de la réalité ou motivées par la critique de médias locaux qu’elles jugent trop partisans. Dans ces groupes se partagent de l’information officieuse ainsi que des images ou des vidéos sur des exactions filmées en direct. Ils contribuent, volontairement ou non, au partage des positionnements idéologiques ou à la circulation de fausses rumeurs. Ces risques liés à la désinformation ou à la mésinformation s’amplifient avec les usages des réseaux en ligne. On l’a vu avec les rumeurs autour du nombre de morts ou l’influence supposée de l’Azerbaïdjan : l’information en ligne peut modifier les perceptions des Calédoniens sur le conflit.

On constate, par ailleurs, un lien fort entre les actions du terrain et l’engagement en ligne. En effet, beaucoup de groupes se créent sur le terrain à l’initiative de nombreux comités de résidents mobilisés la nuit pour faire barrage aux émeutiers (afin de protéger leurs biens et leurs familles). Ces mêmes comités partagent en ligne des informations reçues dans leur fil d’actualité ou par d’autres groupes auxquels ils appartiennent. De même, des vidéos filmées lors des faits sont partagées par les émeutiers et échangées lors des rassemblements et pendant les blocages.

Par ailleurs, si les jeunes calédoniens de moins de 35 ans sont plutôt sur Instagram et leurs parents davantage sur Facebook, les mêmes vidéos peuvent circuler sur différents réseaux et être partagées au sein d’une même famille. Le confinement des habitants accélère les échanges en ligne au sein des groupes.

Dans cet écosystème de l’information, les journaux télévisés de la TNT diffusés dans l’hexagone et qui sont payants en Nouvelle-Calédonie (TF1, BFMTV, CNews…) restent encore minoritaires sur le territoire en termes d’audience. Loin des lieux du conflit, elles ont proposé au début des violences des images spectaculaires d’incendies, de barrages d’émeutiers et de voitures brûlées. Ces images qui provenaient tant des médias locaux, que des réseaux sociaux étaient cadrés par des titres parfois sensationnalistes. Au fil du conflit, des perspectives historiques étayées par des débats souvent partiaux sur le colonialisme ont commencé à apporter des éléments de contexte en décalage avec ce qui était relaté par les médias locaux.

Cette proximité territoriale et son caractère insulaire montrent ainsi une articulation entre des informations partielles de sources descendantes provenant des pouvoirs publics fortement représentés dans les discours, et des informations ascendantes issues des citoyens ou de groupes plus ou moins identifiés – sources dont la crédibilité reste toujours à vérifier. Pour éviter toute conclusion hâtive, une analyse exploratoire des pratiques d’information chez les habitants apporterait des pistes de réflexion sur la manière dont ils hiérarchisent l’information et la valeur qu’ils accordent à chacune de leurs sources.

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