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Première ministre et jeune maman : ce que révèle le cas de Jacinda Ardern

Neve Te Aroha Ardern, trois mois, découvre le QG de l'ONU à New York en compagnie de son père et de sa mère, qui occupe la plus haute fonction politique en Nouvelle-Zélande. Shutterstock

Début août, la première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern a repris les rênes du gouvernement sous les feux des projecteurs médiatiques, après six semaines de congé maternité. Et près de deux mois plus tard, elle faisait à nouveau sensation en s’affichant avec sa petite fille au siège des Nations unies à New York, laissant à son conjoint le soin de s’en occuper pendant son discours à la tribune.

Ce vif intérêt suscité par sa grossesse et son aptitude à tenir son poste apparaît pourtant en décalage avec les vies de millions de mères exerçant une activité professionnelle, et qui ont déjà deux « travails ». On peut donc s’interroger : y aurait-il des dissemblances persistantes dans la façon de considérer la carrière des pères et des mères ? Ou est-ce juste le cas car il s’agit d’une femme politique de premier plan ?

Extrait du journal de la chaîne australienne ABC News du 25 septembre 2018.

Carrières et carrières politique

Partout dans le monde, des femmes actives donnent naissance à des enfants, partent en congés et reprennent le travail. Et pourtant, il semblerait que d’une certaine façon, le fait d’être un leader politique soit l’un des derniers bastions du conservatisme en ce qui concerne l’impact de la parentalité sur la capacité à être performant au travail. Au moment de sa démission du département d’État américain, Anne-Marie Slaughter avait d’ailleurs écrit : « les femmes ne peuvent pas tout avoir »…

L’intérêt des médias pour les pères occupant des fonctions gouvernementales est plus limité. Il se porte généralement sur l’éventualité d’un congé de paternité, bien que de courte durée, plutôt que sur leur aptitude à continuer à faire leur travail. On peut citer le cas du premier ministre finlandais Paavo Lipponen, qui s’était accordé six jours (sur 18 possibles) en 1997, ou encore du premier ministre britannique Tony Blair, qui y avait renoncé, en 1999.

Il n’existe en réalité qu’un seul autre exemple de première ministre ayant eu un enfant pendant la tenue de ses fonctions : feue Benazir Bhutto, qui donna naissance à un fils en 1990. À l’époque, les politiciens de l’opposition l’avaient copieusement raillée sur ses capacités à être à la fois jeune mère et leader politique. Nous voyons encore maintenant de nombreuses femmes politiques sans enfants accéder au pouvoir (par exemple, Teresa May au Royaume-Uni, Angela Merkel en Allemagne, Julia Gillard en Australie, etc.) ou des femmes qui ont suivi des parcours plus traditionnels, en ayant des enfants avant d’entamer leur carrière politique (comme la ministre allemande Annegret Kramp-Karrenbauer ou encore Hillary Clinton etc.).

Des pressions au quotidien, loin des médias

Dans d’autres domaines professionnels, on s’interroge moins ouvertement au sujet des femmes haut placées lorsqu’elles ont des enfants, comme Sheryl Sandberg de Facebook ou Marissa Mayer chez Yahoo, dans le secteur des technologies. Ces questionnements ne sont pas forcément absents, ils sont simplement moins publics.

La couverture médiatique entourant Jacinda Ardern est le miroir grossissant de mécanismes sociaux plus subtils, qui poussent les controverses et les normes genrées à perdurer.

En effet, ces mécanismes déterminent toujours qui est ou n’est pas destiné à certaines carrières, ou encore les rôles des femmes et des hommes en tant que parents. Récemment, les vives réactions autour de la falsification de notes obtenues par des hommes, afin d’exclure les femmes d’une école de médecine au Japon, mettent en évidence un cas extrême de ces points de vue qui persistent de façon plus ou moins visible dans de nombreux environnements.

Carrières et vie de famille

Les études sur les carrières et la vie au travail soulignent à quel point être parent tout en ayant un projet professionnel est un difficile exercice d’équilibriste. D’ailleurs, on s’intéresse généralement à l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie de famille. Or, il serait sans doute plus judicieux de considérer plutôt la conciliation travail-vie privée pour mieux refléter les limites entre les deux. C’est en effet là que la gestion des parents intervient dans les faits.

En se concentrant sur ces limites, les chercheurs se sont penchés sur les interactions entre les sphères professionnelles et familiales et ont analysé ce que l’on nomme le débordement. Ce débordement peut être négatif, quand le travail a des conséquences négatives (conflit) sur la vie de famille. Comme, par exemple, un report de vacances en raison d’une urgence professionnelle ou, inversement, le stress d’une urgence familiale impactant les performances au travail.

Il peut toutefois également y avoir des débordements positifs (du travail vers la famille ou de la famille vers le travail) grâce auxquels chaque sphère enrichit l’autre. Par exemple, lorsque les compétences dans l’une des sphères s’avèrent utiles dans l’autre, ou encore lorsque l’accumulation de rôles contribue au mieux-être.

Différents et inégaux

Toute la difficulté réside dans le fait que les sphères professionnelles et familiales, leurs limites, ainsi que les débordements associés, ne sont pas nécessairement envisagés de la même façon selon qu’ils concernent un homme ou une femme. La recherche fait la distinction entre les effets positifs de la paternité sur les hommes, comparés aux conséquences souvent négatives sur les carrières des femmes.

L’augmentation de salaire dite de paternité, et/ou la maturité et la fiabilité attribuée aux hommes, contrastent avec la pénalité salariale liée à la maternité, ou encore les opportunités d’emploi plus limitées dans le « parcours professionnel de maman » (le « Mommy track » en anglais). En outre, les opportunités positives de développement pour les hommes en tant que pères (l’enrichissement famille-travail) peuvent être perçues comme supérieures à celles des femmes.

Notons également que, dans de nombreux pays, les femmes représentent désormais environ la moitié de la population active et les mères qui travaillent deviennent la norme. Pourtant, les femmes avec enfants modifient fréquemment leur emploi du temps, ce qui est souvent mis sur le compte de l’immuabilité de la division genrée du travail non rémunéré dans le foyer : les femmes réalisent ainsi plus de tâches dans la sphère familiale que les hommes.

Un travail d’équipe au sein du foyer

Non seulement l’exemple de Jacinda Ardern met en lumière les mécanismes subtils qui se mettent en place dans les vies de nombreux hommes et femmes, mais il démontre également comment un couple peut collaborer ensemble au développement d’une meilleure conciliation vie professionnelle-vie de famille. Permettre aux pères et aux mères de réussir chacun dans leur carrière et d’être des parents comblés requiert un certain niveau de coordination et de négociation au sein du couple. Sheryl Sandberg, de Facebook, parlait souvent de cette coordination avec son mari et de la nécessité de travailler en équipe, en partageant réellement les rôles dans le foyer.

Les hommes, eux aussi, sont confrontés à un certain nombre d’obstacles en tant que parents actifs et solidaires de leurs partenaires qui travaillent. On exige d’eux qu’ils soient hors normes. Le faible recours au congé parental, même dans les pays où le partage des congés est obligatoire, illustre la lenteur du changement dans les comportements masculins. Les normes sociales autour de la masculinité influencent également la définition de ce que les pères sont censés faire.

Les femmes ont aussi là un rôle à jouer dans l’encouragement de leurs partenaires masculins à adapter leur comportement aux réalités des couples à double carrière, et non plus aux standards des générations précédentes. Même au sein des foyers où les couples essaient de partager les tâches de soin, de ménage et de préparation des repas, on retrouve la pression sociale qui pousse à adopter certains rôles renforçant les normes traditionnelles, qu’elle vienne de la famille, des amis, du lieu de travail ou de la société au sens large.

Les temps changent mais les obstacles demeurent

Les réactions à la parentalité de la première ministre Ardern ont été bien plus positives que celles concernant Benazir Bhutto, 30 ans auparavant. Il n’y aura pas de retour en arrière.

Cependant, les parents actifs ont encore besoin de soutien pour assurer leurs rôles au mieux. Ce soutien peut venir d’institutions qui aident aux familles dont les deux conjoints sont actifs ou, encore mieux, d’employeurs compréhensifs. D’autre part, il est également très important que les individus reconnaissent l’impact de leurs propres choix professionnels sur celle du conjoint ou de la conjointe, et qu’ils soient conscients d’être eux-mêmes les acteurs du changement.


Cet article a été traduit de l'anglais par Gaëlle Gormley.

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