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Quand la fiction modèle la réalité

Une image des « Experts », une série qui a rendu attrayant le métier de médecin légiste. Allociné

J’ai lu que la fiction était le reflet de la réalité – reflet partiel, déformé, mais susceptible de l’éclairer. Et si c’était le contraire ? Il y a peu, Elon Musk le PDG de Tesla et de SpaceX suggérait que nous étions l’équivalent des Sims pour une civilisation plus avancée que la nôtre.

Prenons-le au mot et voyons où nous mène cette proposition.

Réalité-fiction : une vieille maîtresse

L’idée de Musk n’est ni une impasse, ni une absurdité. Elle peut amuser, paraît relever de la science-fiction, mais, si l’on y réfléchit, elle tient aussi d’une pensée très ancienne : les rapports entre les dieux de la Grèce antique et les humains n’étaient-ils pas de ce registre ? Pour les lecteurs d’Homère, les hommes sont les jouets des dieux, mais le récit antique ne les laisse pas pour autant totalement désarmés : l’Odyssée montre Ulysse qui s’extirpe des pièges tendus par Poséidon.

Le type de dramaturgie choisie par la téléréalité (de la 1re diffusion de Loft Story en 2001 à Secret Story en 2016) rejoue cette relation surplombante des dieux jouant avec des créatures suffisamment autonomes pour que le divertissement soit prenant. La Voix ordonne, et les candidats – personnages aussi typés que ceux de la mythologie – s’exécutent. Ce qui est intrigant ici est l’intérêt que le spectateur prend à ce théâtre. Les étudiants que j’ai interrogés à ce sujet répondent en substance qu’ils trouvent énormément de plaisir à regarder les candidats interagir. Ces spectateurs se mettent à la place des dieux, en surplomb, mais sont aussi en empathie ou en opposition avec les candidats. Ils disent trouver dans ce divertissement une forme d’apprentissage des rapports amicaux ou amoureux.

Les candidats de la téléréalité fournissent un modèle des comportements possibles face à la diversité des interactions sociales. Les conséquences de leurs choix sont commentées par les spectateurs à la manière d’un conte moral.

Vivons-nous dans une fiction ? Folio

Dans un autre registre, un auteur de science-fiction, avait imaginé ce rapport désabusé à la réalité. Le très pince-sans-rire Fredric Brown offre une illustration virtuose de la proposition d’Elon Musk. Dans la nouvelle « L’hérésie du fou » parue en 1960 (dans le recueil Fantômes et farfafouilles), il s’attarde sur le point de vue d’un soldat pris dans un combat manichéen. Il est question de l’absurdité de la guerre, de la recherche de la victoire. L’action se termine au très grand désarroi du soldat quand il disparaît… dans la boîte avec les autres pièces débarrassées de l’échiquier à la fin de la partie. Nous retrouvons là le vertige promis par la proposition de Musk : nous vivons dans une fiction conçue pour le plaisir ou l’édification d’autrui et nous-mêmes avons recours à la fiction pour les mêmes motifs.

N’ayant pas accès au monde divin, je propose de regarder à quoi ressemble notre fiction.

Fiction-réalité : l’horizon du désir

Peut-on rêver de ce dont on n’a aucune idée ? Il y a quelques années, deux chercheurs américains, Anthony Dimnik et Sandra Felton, se sont inquiétés du désamour que connaissait le métier d’expert-comptable auprès des étudiants étasuniens.

Pour comprendre l’absence d’attractivité des formations menant à ce métier, ils ont enquêté sur les représentations qu’en avaient les étudiants. Et à moins d’avoir un parent expert-comptable, la profession n’est pas le sujet d’un imaginaire très développé. Au mieux, l’image de l’expert-comptable correspond à celle issue du cinéma : peu de films à l’échelle de ce que des étudiants vont voir, peu de personnages et, souvent des personnages secondaires, timorés, peu charismatiques. Dans le sketch des Monty Python intitulé « Chartered accountant », Michael Palin incarne à la caricature un comptable représentatif de cet imaginaire appauvri.

Se dessine alors un axiome « Pas de fiction, pas de désir ». Si l’on veut le vérifier scientifiquement il faut (1) tenter d’identifier au cinéma ou dans les séries télévisées les professions absentes ; (2) chercher les professions nouvellement présentes et attractives. Pour ce qui est du premier point, je vous invite à rechercher tout simplement l’image (je ne dis pas une image favorable ou positive) des ingénieurs en bâtiment, des métiers manuels, ou des femmes dirigeantes. Vous trouverez que ces dernières sont, dans la fiction, aussi nombreuses que les femmes du CAC 40. Quel signal cela donne-t-il à nos étudiantes ? Peuvent-elles se projeter dans une fonction pour laquelle elles n’auraient jamais été confrontées à une représentation favorable et élaborée ?

Dans un deuxième temps, faites la liste des professions aujourd’hui omniprésentes à l’écran : vous trouverez alors un équivalent des amphithéâtres débordants de nos universités et autres écoles. Il s’agit des professions ayant trait à la Loi (juristes : Damages, Suits, The Good Wife… ou policiers : Luther, Southland, The Killing…) et à la mort avec les professions médicales (Urgences, Grey’s anatomy), en particulier les médecins légistes (Les Experts, NCIS, Rizzoli & Isles, Affaires non classées…). Il s’agit aussi des cadres et autres managers notamment dans la communication (Scandal, Mad men), dans la finance (Billions, House of lies, Scalp) et l’informatique (Halt and catch fire, Silicon Valley, Mr. Robot…).

L’exemple de la médecine légale est éclairant pour comprendre le lien entre fiction et réalité. Une série semble avoir initié l’intérêt pour ce métier : Les Experts (CSI en version originale) a mis en avant le métier de médecin légiste à partir de 2000. La série s’est imposée sur les écrans pour quinze saisons et quelques 336 épisodes complétés par trois séries dérivées. D’autres séries ont suivi en développant une narration faisant la part belle à la médecine légale : notamment pour les États-Unis Six Feet Under (2001-2005), NCIS (2003-), Dexter (2006-2013), Rizzoli et Isles (2010-2016), Body of Proof (2011-2013), Forever (2014-2015), Rosewood (2015-), etc. Il faut aussi citer l’historique Affaires non classées (Silent Witness) produite en Grande-Bretagne. Succès inoxydable qui existe depuis 20 ans (1996), elle reste moins prédominante que les versions étatsuniennes du fait de son nombre réduit d’épisodes (quatre à six par saison) et du ton mesuré adopté dans le récit et la mise en scène.

Qu’ont produit ces fictions ? Un horizon possible. Un désir pour un métier jusque-là invisible et par là non-désirable. La spécialité victime par le passé d’un désintérêt marqué des étudiants génère aujourd’hui des listes d’attente conséquentes dans les facultés de médecine françaises.

Le détour par la fiction ajoute en perspicacité à qui cherche à comprendre les freins et les motivations dans la logique organisationnelle. Peut-être que le constat de l’impact de la fiction sur nos étudiants est aussi une invitation à affûter nos plumes et à proposer des scénarios alternatifs à une description stéréotypée des métiers auxquels nous formons.

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