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Soutenir le milieu culturel ne consiste pas à formuler des vœux pieux sur un abstrait virage numérique. L’enjeu est ailleurs : il s’agit de préserver l’indépendance éditoriale. shutterstock

Quel avenir pour le livre dans l’après-Covid ?

Il a été largement question dans les médias des difficultés rencontrées par l’industrie culturelle, notamment dans le monde du spectacle. Le secteur de l’édition, et plus particulièrement celui de l’édition indépendante, est également en danger. La culture a beaucoup été défendue au nom d’un idéal de divertissement et d’embellissement de la vie en temps de pandémie. À mon avis, il s’agit plutôt d’une question politique.

En France, les défis propres à l’édition indépendante ont été identifiés sur plusieurs tribunes depuis le début de la pandémie : surproduction, concentration capitaliste du marché éditorial, souci de plus en plus grand pour la rémunération équitable ou pour l’écologie (où imprimer ? Sur quel papier ? En quelle quantité ?), lutte pour la survie de la librairie.

Dès le 23 mars, le Centre National du Livre (CNL) annonçait des aides spéciales, reconnaissant (trop timidement) les défis de cette frange du secteur éditorial. Selon le CNL, sont indépendantes les structures d’édition qui, parmi d’autres critères, ne font pas partie de grands conglomérats médiatiques et dont le chiffre d’affaires n’excède pas 500 000 euros.

Des clients font la file en respectant la distanciation sociale devant une librairie pour passer leur commande, à Lille, dans le nord de la France, le vendredi 24 avril 2020. Les librairies françaises, qui ont vu leurs ventes chuter au cours du premier mois de confinement en raison de l’épidémie de coronavirus, ont obtenu l’autorisation d’ouvrir des fenêtres de ramassage pour que les clients puissent aller chercher les livres qu’ils ont commandés en ligne ou par téléphone. AP Photo/Michel Spingler

Pour des raisons historiques, sociologiques et linguistiques, le marché du livre canadien s’est développé fort différemment de celui de la France, de la Grande-Bretagne ou des États-Unis. La notion d’indépendance n’y désigne généralement pas une opposition entre les petits et les grands joueurs. À cause de sa taille, il est fortement appuyé par un système de subventions, et serait donc, théoriquement, davantage à l’abri des pressions commerciales, ce qui lui conférerait une plus grande indépendance économique.


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La fermeture de librairies

La fermeture des librairies en France a eu des effets catastrophiques. L’éditrice Sabine Wespieser évoque une chute de 100 % de son chiffre d’affaires, donnée qui montre que les petits éditeurs n’ont pas systématiquement un riche catalogue numérisé à offrir, et que leurs ventes en ligne restent souvent marginales.

Au Québec, les librairies indépendantes évoquent une perte de 70 % de leurs revenus. Notons qu’Amazon n’a pas brillé par sa capacité à expédier rapidement des livres. Voilà qui semble démontrer que le capitalisme de plate-forme a d’abord comme objectif la collecte de données et le développement d’algorithmes plus que la diffusion de la culture livresque.

Les initiatives pour promouvoir le livre en temps de confinement n’ont toutefois pas manqué. L’Association des libraires du Québec a demandé à des libraires, des écrivains, et des célébrités locales d’offrir leurs prescriptions de lecture ; plusieurs éditeurs ont mis à disposition des livres à télécharger gratuitement ; nombreux sont les libraires à avoir bonifié leurs services de livraison ou de ramassage. Mais tout cela équivaut à mettre un plaster sur une hémorragie. Et le livre numérique est très loin d’être une panacée. À titre d’exemple, Hugues Jallon des éditions du Seuil affirme que les « ventes numériques ont augmenté de 100 %, mais ne représentent que 4 % des ventes générales. »

La diversité culturelle en danger

La plupart des éditeurs ont annoncé une réduction de leurs activités éditoriales pour les rentrées du printemps et de l’automne 2020 Certains y voient l’opportunité d’une décroissance souhaitable. La surproduction, selon plusieurs intervenants, a des effets délétères sur la visibilité des livres dans les médias et en librairie.

Toutefois, on peut présumer que chez les éditeurs généralistes ayant une grande production, ce seront les livres plus « risqués » qui seront annulés, soit les premiers romans, les recueils de poésie, les traductions ou les ouvrages de sciences humaines. Cette réduction est logique, mais va potentiellement à l’encontre du principe de bibliodiversité, soit la diversité culturelle appliquée au monde du livre.

On a beaucoup dit que la crise accentuait les inégalités ; c’est aussi vrai pour le monde du livre. Après la crise, les indépendants seront au mieux désavantagés, au pire, rayés de la carte. L’Alliance internationale des éditeurs indépendants a d’ailleurs identifié l’absence ou la faiblesse des politiques publiques du livre dans plusieurs zones géographiques, notamment l’Afrique et l’Amérique latine. On peut donc présumer que la crise aura des effets durables sur la cartographie de la circulation internationale des livres. Le danger d’une homogénéisation de la culture et d’un manque de représentation des idées et des imaginaires du Sud est une menace constante dans un contexte mondialisé, menace accentuée par la crise.

Soulignons donc notre chance, au Canada, d’avoir des politiques publiques conséquentes. Il s’agit toutefois de rester lucide quant aux orientations idéologiques des organismes subventionnaires. Une récente lettre de Simon Brault, le directeur du Conseil des Arts du Canada, inquiète par la conception étroite de la culture qui s’en dégage. « Cette crise, écrit-il, aura mis en évidence l’importance cruciale d’intensifier les collaborations mutuellement bénéfiques avec d’autres secteurs d’activités pour favoriser l’innovation, par exemple avec la recherche scientifique, l’entrepreneuriat numérique, l’action communautaire ou la coopération internationale. »

Le numérique n’est pas une panacée

Le milieu du théâtre a fortement réagi à cette intervention, et avec raison. Cette injonction d’adaptabilité a quelque chose d’insensible, mais elle indique surtout que le virage numérique est un miroir aux alouettes plus qu’un outil de démocratisation de la culture.

L’entrepreneuriat numérique n’est, jusqu’à preuve du contraire, ni une manière adéquate et accessible de diffuser toutes les productions culturelles ni une méthode équitable de répartir les revenus. Par exemple, nous avons vu que le livre numérique ne représentait pas encore une alternative viable. Les salons du livre virtuels ou les rencontres avec des écrivains en live streaming feront bonne figure dans les rapports d’activité, mais ne stimuleront ni les ventes ni la vie intellectuelle.

Il faut également garder en tête le maillon essentiel que constituent le livre jeunesse et son relais par l’école. Si le Conseil des arts et les différents ministères de l’Éducation n’interviennent pas directement sur ce point, nous assisterons à une banqueroute totale des librairies régionales et un effondrement à long terme du lectorat.

L’indépendance éditoriale menacée

Soutenir le milieu culturel ne consiste donc pas à formuler des vœux pieux sur un abstrait virage numérique. L’enjeu est ailleurs : il s’agit de préserver l’indépendance éditoriale par rapport aux grands conglomérats, mais aussi face à des pressions externes. À mon sens, la réelle menace est donc l’instauration pernicieuse d’une censure commerciale imputable à une réduction du nombre d’acteurs de la chaîne du livre. Le récent livre de Valérie Lefebvre-Faucher raconte un cas exemplaire de ce problème d’indépendance. En 2008, le petit éditeur Écosociété fait paraître Noir Canada d’Alain Deneault, William Sacher et Delphine Abadie, ce qui lui vaut deux poursuites de compagnies minières pour un total de 11 millions de dollars.

On peut craindre qu’il n’existe plus de possibilités pour une maison d’édition de critiquer de grandes entreprises sous peine de représailles. Le monde du livre est l’un des pôles de la discussion politique, et son uniformisation (sa concentration autour de quelques groupes aux reins assez forts pour traverser la crise) est une neutralisation de l’espace politique. Un livre numérique n’est pas davantage à l’abri d’une poursuite bâillon qu’un livre papier.

C’est bel et bien une protection de l’ensemble de l’écosystème éditorial qui doit faire l’objet de l’attention du Conseil des Arts du Canada. Il serait tragique que l’on se souvienne de la crise de la Covid-19 comme le moment d’un rétrécissement de l’espace démocratique et de la liberté d’expression. Il est d’autres urgences pour l’instant, certes, mais il faut commencer à planifier la suite.

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