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Raréfaction des sardinelles rondes en Afrique du Nord-Ouest : comment éviter l'effondrement

Un homme avec une torche allumée et une bassine jette son regard sur l'eau
A l'image des pêcheurs de crevettes du Sénégal, les pêcheurs de sardinelles passent plusieurs heures en mer à la recherche d'espèces de plus en plus rares.. JOHN WESSELS/AFP via Getty Images

La pêche artisanale est un secteur refuge ou de reconversion pour de nombreux agriculteurs et éleveurs victimes du changement climatique dans le Sahel. Mais au cours des quatre dernières décennies, la tendance à la surexploitation a causé la diminution de 20 à 50 % des quantités de poissons présents dans les eaux sénégalaises, et par conséquent la qualité de vie des pêcheurs. Cette diminution a surtout concerné les poissons de fonds dits “démersaux”, alors que l'abondance des petits poissons pélagiques (comme les sardinelles) fluctuait principalement sous l’effet des conditions climatiques. Mais depuis 2021, les captures de sardinelles rondes dans la sous-région ont chuté en-deça du dixième de ce qu'elles étaient à leur apogée, en 2011. Ce qui pourrait indiquer un effondrement prochain de cette pêcherie (en science halieutique l'effondrement sera acté si cette situation s'étale sur 4 années consécutives).

La sardinelle ronde est historiquement une des principales espèces capturées et transformées artisanalement en Afrique du Nord et de l'Ouest. Elle contribue à la fois en quantité et en qualité à l’alimentation des populations sahéliennes. Elle est source d'omega 3, une molécule nécessaire au maintien des fonctions vitales et en particulier pour le développement du cerveau.

Les qualités de la sardinelle ronde en font également une espèce de choix pour la fabrication des farines de poissons dont la demande ne cesse de grimper sur le marché mondial. Mais depuis quelques années, les consommateurs sénégalais et mauritaniens ont constaté la raréfaction des sardinelles rondes, souvent absentes des étalages.

Au Sénégal, les quantités annuelles débarquées fluctuaient de 100 000 à 250 000 tonnes dans les années 2010, mais stagnent autour de 10 000 tonnes depuis 2020. Nous cherchons ici à interpréter ces changements à la lumière de nos récentes recherches sur les migrations de cette espèce dans la sous région.

Disparition progressive des sardinelles rondes

A l’ouverture du symposium international sur les petits pélagiques dans la zone nord-ouest africaine tenu à Nouakchott en mai 2022, un industriel fustigeait les “extrémistes écolo” qui proposeraient des quotas de pêche trop bas.

Lors de ce même symposium, nous avons appris pourtant la chute vertigineuse des captures de sardinelles rondes à l’échelle de la sous-région, passant de 425 561 tonnes en 2018 à 49 550 tonnes en 2021.

Les récents développements de la recherche océanographique ont permis d’étudier la migration des sardinelles sous l’angle de la modélisation biophysique, c’est-à-dire de modéliser leurs déplacements directement à partir de la dynamique des courants, du plancton et des poissons eux-mêmes, indépendamment des données de pêche. Les résultats suggèrent l'existence d’une grande diversité de routes migratoires mais seule une faible proportion de poissons effectue la migration complète historiquement décrite et classiquement admise.

La vision proposée par le modèle, corroborée par les données obtenues auprès des artisans pêcheurs sénégalais, est celle d’une grande proportion de sardinelles rondes basées en Mauritanie qui déborderait au gré des courants et des saisons vers le nord ou vers le sud. Aussi, le modèle suggère une extension au large des sardinelles variable selon les saisons, mais une densité toujours plus forte dans la zone côtière.

En résumé, cette étude a montré que le cœur de la population des sardinelles rondes, la zone la plus dense, centre de gravité des migrations saisonnières qui alimente les pays voisins, se situerait dans la frange côtière des eaux mauritaniennes. Ce qui explique les captures exceptionnelles qui y sont réalisées depuis l’avènement des usines de farine de poissons en Mauritanie.

Développement des usines de farine de poisson

Depuis 2012, l'industrie de farine de poisson dans la sous-région a connu un développement rapide, surtout en Mauritanie (environ 40 usines sur 650 km de côte) relativement au Sénégal et en Gambie (environ 10 usines sur 550 km de côte). En Mauritanie, ce développement a eu un effet particulièrement notoire sur la distribution et l’intensité de l’effort de pêche. Avant, la Mauritanie passait des accords avec des bateaux-usines étrangers, les autorisant à exploiter ses eaux hauturières, c'est à dire au-delà de 7 miles nautiques (environ 14 km) des côtes. Lorsque la densité de poissons chutait, les bateaux étrangers se redéployaient vers d’autres régions du monde.

Pour des raisons de valorisation et de domestication des ressources halieutiques et de développement économique local, les politiques nationales entre 2013 et 2016 ont encouragé l’installation des usines à terre.

Malheureusement, ce changement de paradigme a amplifié le problème de surexploitation des sardinelles rondes. En effet, les usines sont devenues de nouveaux acheteurs capables chacune d’engloutir quotidiennement des quantités considérables de poissons. Pour les alimenter en poissons frais, des accords ont été passés successivement avec le Sénégal puis la Turquie sous l’appellation “affrètement coque nue”.

Dans les deux cas, ces flottes sont autorisées à pêcher dans la zone côtière, où les sardinelles rondes et autres espèces se concentrent, comme expliqué plus haut.

Le mécanisme de régulation de l'effort de pêche qui pouvait se mettre en œuvre avec la pêche hauturière étrangère en cas de baisse des captures devient difficile pour le cas des bateaux côtiers travaillant dans le cadre d'un affrètement. En effet, ceux-ci opèrent pour le compte d'usines de farine localisées le long des côtes et qui demandent un ravitaillement permanent, ce qui est possible en Mauritanie en puisant dans la riche zone côtière.

Deux hommes, le torse nu, tirent leurs filets de pêche
A Joal au Sénégal, les acteurs de la pêche sont sensibilisés à l'importance de sauver les espèces en voie de disparition, qui régulent l'écosystème et aident à maintenir l'abondance des poissons. SEYLLOU/AFP via Getty Images

Surexploitation de la sardinelle

Pour mieux comprendre ce qui se joue dans cette sous-région, imaginons une métaphore simple. Pensez à une grande baignoire remplie d'eau, dans laquelle se trouvent deux tuyaux, l’un qui arrive près du fond et l’autre à mi-hauteur. L'eau de la baignoire représente l’ensemble des sardinelles rondes de la sous-région. La pêche qui s’exerce dans la zone côtière mauritanienne équivaut à pomper l’eau de la baignoire par le tuyau qui arrive près du fond.

En revanche, la pêche qui s’exerce dans les autres zones, donc au large de la Mauritanie ou bien dans les zones adjacentes nord et sud, reviendrait à pomper l’eau par le tuyau à mi-hauteur. Si l’on pompe à la fois dans les deux tuyaux, le tuyau à mi-hauteur sera asséché avant celui du fond. Et donc avant que les captures ne diminuent dans la zone côtière mauritanienne, elles tomberont très bas dans les autres zones.

Cela est dû au fait que dans le modèle, les sardinelles se déplacent sans cesse, mais se trouvent en moyenne plus souvent dans la zone côtière de la Mauritanie. Cette métaphore illustre un phénomène appelé “hyperstabilité des captures”, souvent observé dans les pêcheries à travers le monde.

Ainsi, il apparaît évident que l’établissement des usines de farines de poissons a créé une situation qui menace la population de sardinelles rondes en créant une demande sans limite alimentée par une exploitation intense dans la zone côtière mauritanienne.

La prise en compte des résultats scientifiques dans les mesures de gestion est un processus très long. Dès 2014, les scientifiques avaient tiré la sonnette d’alarme sur le risque de surexploitation des espèces migratrices induit par ces nouvelles pratiques.

Depuis 2014, différents travaux halieutiques, bioéconomiques et socio-économiques publiés par des scientifiques mauritaniens et sénégalais ont également tiré la sonnette d’alarme. Mais les mesures prises, avec une faible coordination des gouvernements des pays concernés, se sont révélées inadaptées ou insuffisantes pour empêcher l’effondrement annoncé par les scientifiques de la population de sardinelle ronde.

Que faire ?

Une régulation concertée et informée de la pêche au niveau des Etats est plus que jamais nécessaire. Si les sardinelles rondes se retrouvent le plus souvent en Mauritanie, elles traversent les frontières maritimes, du Maroc à la Guinée.

Les récentes constatations sur la diminution de la sardinelle ronde au Sénégal nous poussent à croire que cette espèce devrait figurer à minima dans l’annexe 2 de la convention sur la conservation des espèces migratrices appartenant à la faune sauvage (CMS), c'est-à-dire la liste des espèces devant faire l’objet d’accords entre les pays traversés.

Face à cette responsabilité partagée, il faut une gestion collective reposant par exemple sur un système de suivi de l’effort de pêche harmonisé au niveau sous-régional. Autrement dit, il faut renforcer la mission de coopération de la commission sous-régionale des pêches (CSRP), organisation intergouvernementale qui pourrait par exemple appuyer à l'attribution d'écocertification - processus par lequel un organisme évalue et atteste qu'un produit, un service et une entreprise respecte des normes environnementales spécifiques - aux pêcheries qui, par leur réglementation, favorisent la gestion commune, et donc leur durabilité. Bien sûr, un accord explicite des dits gouvernements est nécessaire, bien que déjà acquis sur le principe par les signataires de la CMS.

Enfin, il faut respecter les habitats essentiels des sardinelles rondes comme leurs zones de reproduction et de nurseries. Le Banc du Sahara, le Banc d'Arguin et la Petite Côte sont par exemple trois sites clefs identifiés. Il convient de mieux les étudier pour comprendre leurs vulnérabilités. La zone côtière mauritanienne devrait faire l’objet d’une attention particulière en raison de son rôle important pour les capacités de renouvellement de cette espèce migratoire.

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