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Drapeaux israélien et palestinien représentés au-dessus de Jérusalem. Melnikov Dmitriy

Réimaginer des horizons politiques en Israël/Palestine

Aux heures les plus sombres, tentons d’écouter les rossignols qui chantent encore, qu’on les dénomme balâbil (en arabe) ou zmirim (en hébreu). Alors que les massacres et les bombardements engendrent leurs cortèges de morts, de souffrances, de haines et d’appels à la vengeance dans l’espace israélo-palestinien et au-delà, il est indispensable de poser – une énième fois – la question du règlement politique d’un conflit dont les racines remontent à la fin du XIXe siècle.

Le mantra de la « solution à deux États »

Durant ces trente dernières années, la « solution à deux États » s’est transformée d’un dispositif politique contesté mais envisageable au moment de la signature des accords d’Oslo (1993) à un outil rhétorique déconnecté des réalités de terrain, qui ne cesse pourtant d’être réitéré comme un leitmotiv par les acteurs de la diplomatie internationale. Mais de quelle solution à deux États parle-t-on ?

Comme l’affirmait l’intellectuel palestinien Sari Nusseibeh en 2013 – et comme l’ont affirmé bien d’autres avant et après lui –, la création de deux États selon les frontières « de 1967 » (lignes du cessez-le-feu qui, à l’issue de la guerre israélo-arabe de 1948-1949, dessinèrent les contours de la Cisjordanie annexée par la Jordanie et de la bande de Gaza contrôlée par l’Égypte) n’est plus une option réaliste, notamment à cause de la colonisation juive massive en Cisjordanie depuis la conquête israélienne de 1967.

On peut aisément avancer qu’elle ne l’a jamais été : la discontinuité territoriale entre la Cisjordanie et la bande de Gaza empêche de penser sérieusement un État palestinien dans ces espaces, avant même de prendre en considération le morcellement interne de la Cisjordanie impulsé par les accords d’Oslo (zones A, B, C) puis par les dispositifs de contrôle israéliens mis sur pied lors de la seconde Intifada (2000-2005).

Pragmatisme et référendum populaire

Adoptons une perspective pragmatique. La population qui vit entre la Méditerranée et le Jourdain – dans un territoire deux fois plus petit que la Suisse – a été multipliée par 20 en un siècle, atteignant aujourd’hui 15,3 millions d’individus – grosso modo 50 % de Juifs et 50 % d’Arabes.

Cinq générations successives ont été traversées par le conflit. Combien de générations devraient encore en subir les effets dévastateurs ? Les Israéliens ne « retourneront » pas en Russie, en Pologne, en Allemagne, en Irak, au Yémen, au Maroc ou en Iran, pas plus que les Palestiniens qui vivent encore en Israël/Palestine de nos jours ne s’exileront en Égypte, en Jordanie, au Liban ou en Arabie saoudite. Moins que la quantité des ressources foncières et hydriques disponibles, c’est leur répartition et leur appropriation, clairement favorables à Israël, qui posent problème.

Eau et conflits dans le bassin du Jourdain. Hervé Amiot/Les Clés du Moyen-Orient

La violence insoutenable de la séquence entamée le 7 octobre 2023 et, plus structurellement, le déni de reconnaissance politique et les violations de droits que subissent les Palestiniens depuis le début du mandat britannique (1920-1948), mais aussi le sentiment de menace existentielle qui pèse sur une société israélienne isolée au sein d’un environnement arabe hostile, doivent conduire à imaginer des solutions concrètes, inévitablement fondées sur le compromis.

Le plus grand défi est l’adhésion d’une majorité d’Israéliens et de Palestiniens à la possibilité d’un dialogue, sinon à une vision commune. Sari Nusseibeh et Ami Ayalon s’étaient heurtés à cet obstacle en 2003 dans le cadre de leur initiative « The People’s Voice » visant à recueillir un million de signatures de part et d’autre en soutien à la solution classique à deux États ; ils en avaient obtenu un dixième à l’époque. Mais les immenses dégâts causés par le conflit, dans le quotidien aussi bien que sur la longue durée, ne pourraient-ils pas convaincre une masse critique de la nécessité d’un compromis politique, pour enfin vivre en paix sur cette terre si (trop ?) riche d’histoires, de cultures et d’énergies humaines ?

Imaginons un référendum populaire organisé par une instance internationale auprès des Israéliens et des Palestiniens. Les votants, qui devraient remplir deux conditions pour participer au référendum (détenir la citoyenneté israélienne ou palestinienne et résider entre la Méditerranée et le Jourdain), seraient invités à se prononcer en faveur de l’une des deux options suivantes : un État multiconfessionnel et trilingue dans l’ensemble de l’espace israélo-palestinien ou deux États distincts fondés sur l’ethnicité (arabe/juive).

Le Royaume-Uni, l’Allemagne et les États-Unis joueraient un rôle central dans cette instance internationale au vu de leurs responsabilités historiques respectives dans la genèse du conflit arabo-sioniste puis israélo-palestinien : le premier par son soutien précoce au sionisme, avant la chute de l’Empire ottoman (déclaration Balfour de 1917) et plus encore durant la majeure partie de l’époque mandataire ; la seconde en raison de la conception et de la mise en œuvre du génocide juif par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, puis de son appui inconditionnel à l’État d’Israël ; les derniers par leur soutien constant à leur allié israélien au Moyen-Orient. La participation de l’Égypte et de la Jordanie à cette instance serait précieuse en tant qu’États arabes voisins qui partagent la triple expérience d’avoir participé aux guerres contre Israël jusqu’aux années 1970, occupé des territoires palestiniens (1948-1967) et in fine signé des traités de paix (même froide) avec Israël.

L’option d’un État multiconfessionnel et trilingue

Si elle était retenue, l’option d’un seul État multiconfessionnel (judaïsme, islam, christianisme ; religions druze, samaritaine et bahaïe) doté de trois langues officielles (hébreu, arabe, anglais) consacrerait comme priorité, pour la plupart des habitants, le fait de coexister dans un cadre politique commun et d’avoir accès à la totalité du pays, de la Galilée boisée au nord jusqu’à la pointe sud du désert du Néguev en passant par les collines et les plaines du centre.

Il s’agirait alors de rejeter délibérément le cadre conceptuel d’un État « binational », souvent évoqué, pour dégager l’espace israélo-palestinien de l’ethnicité étouffante (judéité/arabité) à laquelle les politiques étatiques et les relations sociales l’ont souvent réduit depuis des décennies.

Ni « Israël », ni « Palestine », mais un nouveau nom à imaginer et un régime nécessairement démocratique pour garantir, entre autres libertés, les libertés de croyance, de pensée et de culte, ainsi que l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Cet État aurait Jérusalem pour capitale.

Les avantages de cette solution seraient nombreux, parmi lesquels la liberté de mouvement pour toutes et tous sur l’ensemble du territoire, la taille raisonnable de cette entité politique, la variété de ses climats et de ses ressources, l’évitement du casse-tête que constitue le tracé de nouvelles frontières internes.

Le coût principal lié à la mise en place d’un tel État serait, pour les Israéliens et les Palestiniens, de renoncer à des symboles nationaux fondés sur une seule religion et/ou une seule langue, tout en préservant leurs histoires singulières. Cette nouvelle communauté de citoyens devrait s’accommoder de référentiels plus souples, permettant une pluralité d’identités reconnues, voire des formes d’hybridation, ce qui serait facilité par le bilinguisme arabe/hébreu existant déjà parmi une frange non négligeable de la population en Palestine et en Israël.

Si au sein de certains milieux palestiniens et israéliens, des prises de position et des actions en faveur d’un seul État démocratique se développent depuis plusieurs années (One Democratic State Campaign, Zochrot), ces initiatives restent pour le moment très minoritaires ; elles postulent souvent la mise en œuvre intégrale du droit au retour des réfugiés palestiniens en se référant à la résolution 194 de l’ONU (décembre 1948), alors que le nombre d’individus enregistrés comme tels a plus que sextuplé en 75 ans. Nous y reviendrons plus bas.

Deux États à base ethnique ?

L’option alternative consisterait en une variation de la solution « classique » à deux États. Cimenté par l’ethnicité, chacun des États arabe et juif devrait toutefois bénéficier d’une continuité territoriale interne et d’un accès direct à la mer Méditerranée. Ces contraintes vitales impliqueraient un axe frontalier ouest-est plutôt que le puzzle à six pièces envisagé par l’ONU dans son plan de partage de novembre 1947, dessiné principalement selon les zones de peuplement de la minorité juive (à l’époque un tiers de la population et 7 % de la propriété foncière). Dans un souci de viabilité, l’État du sud jouirait d’une superficie plus étendue pour compenser les inconvénients du Néguev désertique, moins propice à l’agriculture, à l’habitat et aux activités industrielles que le reste du pays.

La capitale des deux États serait une Jérusalem partitionnée, dont les lieux saints – voire l’ensemble de la veille ville – seraient placés sous une tutelle internationale, combinant ainsi une souveraineté locale sur la plupart des quartiers de la ville avec un mécanisme international régulant l’accès des fidèles et des visiteurs à l’Esplanade des Mosquées/Mont du Temple, au Mur des Lamentations et à l’Église du Saint-Sépulcre.

Informés du futur tracé des frontières, les habitants de l’actuel espace israélo-palestinien auraient la possibilité, avant la proclamation des deux États, de choisir leur lieu de résidence et la citoyenneté correspondante. Cette configuration permettrait aux nationalismes palestinien et israélien de s’incarner chacun dans un État souverain ; elle présenterait aussi l’avantage de laisser le choix du régime politique à l’appréciation des acteurs locaux.

Elle supposerait toutefois des concessions et des défis importants. Outre le format réduit de chacun des deux États, cette option impliquerait des remaniements démographiques et toponymiques pour, d’une part, permettre aux gens de choisir l’État sous la juridiction duquel ils entendent vivre et, d’autre part, hébraïser ou arabiser les noms de localités et de régions selon qu’ils sont situés au sein de l’État à majorité juive ou de son homologue arabe. Ces transformations toponymiques semblent possibles dès lors que l’on considère les strates historiques, lointaines et proches, d’arabisation et d’hébraïsation de cet espace (respectivement VIIe-VIIIe siècles et années 1950), qui ont abouti à la succession ou à la coprésence de toponymes dans les deux langues pour nombre de sites.

Enfin, ces États à base ethnique devraient renoncer à toute revendication d’exclusivité sur les lieux saints de Jérusalem. Le risque de guerre entre deux États aux idéologies religieuses et/ou nationalistes exacerbées, aux appétits territoriaux non assouvis et aux régimes politiques potentiellement différents serait élevé.

Les réfugiés palestiniens

Quel serait alors le sort des plus de 5 millions de réfugiés palestiniens qui vivent hors d’Israël/Palestine, principalement au Liban, en Syrie et en Jordanie ? Plusieurs options devraient leur être proposées, tant il est insensé que ce statut de réfugié, imaginé en 1949 par l’UNRWA comme temporaire – notamment en vertu du droit au retour des Palestiniens voté par l’Assemblée générale de l’ONU un an plus tôt –, se transmette de génération en génération depuis 75 ans.

S’inspirant des négociations israélo-palestiniennes les plus avancées dans l’histoire du conflit (sommet de Taba en 2001), restées lettre morte, trois options pourraient être sérieusement méditées, qu’il y ait un ou deux États en Israël/Palestine : le « retour » des réfugiés dans l’espace israélo-palestinien ; leur intégration réelle et durable dans la société d’accueil via l’acquisition de la citoyenneté ; leur émigration vers un pays tiers.

Dans tous les cas, et préalablement à la création d’un État multiconfessionnel ou de deux États à base ethnique, l’actuel État d’Israël devra reconnaître sa responsabilité historique dans l’exode de 750 000 Palestiniens en 1948-1949 et la dépossession foncière et bancaire d’un plus grand nombre encore, qu’ils soient devenus des réfugiés externes ou des déplacés internes (minorité palestinienne détentrice de la citoyenneté israélienne). Cette reconnaissance officielle, qui devrait aussi englober l’exil de 300 000 Palestiniens en 1967 et être accompagnée d’une indemnisation financière, est incontournable pour commencer à tourner la page d’un « passé qui ne passe pas ». Quant aux Israéliens résidant à l’étranger, ils se verraient proposer la nationalité de l’État unique ou de l’un des deux États ethniques, selon les résultats du référendum.

En tant qu’historienne, il n’est pas dans mes habitudes, ni généralement dans celles de ma profession, d’adopter une posture prescriptive. Restituer et analyser les réalités passées des sociétés humaines, toujours complexes et insaisissables dans leur totalité, en se gardant de « prédire » le passé en fonction d’une fin connue d’avance, exige déjà un travail passionnant et une certaine dose d’humilité. Les pistes de réflexion formulées dans ce bref article peuvent paraître utopiques dans un monde fissuré par la montée en puissance des intérêts géopolitiques nationaux et la prééminence des rapports de force sur le droit international tel qu’incarné par l’ONU. Mais si les sciences humaines et sociales peuvent apporter des éclairages et des idées aux décideurs et aux militants, un petit pas aura été franchi dans l’ouverture de nouveaux horizons politiques au Proche-Orient.

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